Synopsis : Adam, simple fils de pêcheur, intègre la prestigieuse université Al-Azhar du Caire, épicentre du pouvoir de l’Islam sunnite. Le jour de la rentrée, le Grand Imam à la tête de l’institution meurt soudainement. Adam se retrouve alors, à son insu, au cœur d’une lutte de pouvoir implacable entre les élites religieuse et politique du pays.
Avec cette sixième réalisation, – pour laquelle il obtint le prix du scénario en cette 75ème édition du festival de Cannes – Tarik Saleh met en scène l’histoire d’Adam, un jeune homme famélique, fils de pêcheur au sein de ce qui semble être un village rural loin des machinations et autre complots propres aux mégapoles dont il fera par suite la connaissance. Le film s’ouvre ainsi sur une barque s’échouant sur la plage à l’aube. Les pêcheurs reviennent du large et œuvrent à ramasser leurs filets et effectuer leurs diverses taches sous une teinte grisâtre matinale. Entre gros plans sur les mains ou les visages et caméra portée sur la plage, Tarik Saleh nous fait entrer de façon prégnante dans le vie d’Adam. Ce jeune homme pieux mène une vie rude mais tranquille avec ses deux frères sous la main intransigeante de son père. Adam connaît une évolution qui confine au récit initiatique ; on l’observe peu à peu se déprendre de sa naïveté au cours du film, son visage se raffermit en même temps qu’il s’embrunit. On peut dès à présent souligner la prestation convaincante de l’interprète (Tawfeek Barhom) qui nous donne à voir la fragilité constitutive du personnage pour ensuite en arriver à l’audace – essentiellement guidée par la peur mais peut-être aussi par une certaine ferveur – et enfin, à une certaine maturité. Adam donc, qui fréquente assidûment la mosquée de son village, se voit être accepté à l’université d’Al-Azhar, haut lieu de l’Islam sunnite, où il pourra bénéficier de l’enseignement de prestigieux et influents érudits. A noter que l’arrachement à la ruralité ainsi qu’à la famille est poignant tout en étant assez sobre. Pas d’emphase ni de de longueurs inutiles, une simple suite de brèves scènes d’adieux et de plans avec des bus. Les gens du village le félicitent et lui disent au revoir, Adam étant devenu une sorte de fierté du village. Son père qui semble être heureux pour lui tout en regrettant sûrement un bras en moins, lui glisse toutefois ces mots : « N’oublie pas d’où tu viens ». Phrase qu’Adam – en définitive – n’oubliera pas. Ce père austère dont l’épouse est défunte, indique ainsi à son fils que malgré son intelligence et son élection, celui-ci ne doit pas oublier la classe dont il provient. En cette fin de premier moment du film, on peut donc saluer la réalisation de Tarik Saleh car il réussit l’exposition laconique et claire du milieu originaire de son personnage.
Une fois arrivé au sein de l’université d’Al-Azhar et par là, dans l’immense capitale égyptienne, Adam fait une double rencontre. D’une part, l’accès à une instruction faste, du fait de l’accès aux bibliothèques et aux cours dispensés par les divers Cheikh, d’autre part aux intrigues politico-religieuses qui constituent le cœur du long-métrage. L’austérité calme et silencieuse n’a ici d’égale que l’immensité de l’architecture et du savoir qui y sommeille. Il y a toujours une sorte de paisibilité inhérente à ce type de lieu, lorsqu’on sait bien les mettre en valeur. Une paisibilité quelque peu froide – due au silence et aux vastes espaces qui la composent. Mais cette beauté toute solennelle est d’emblée contrebalancée par les dortoirs étudiants. Ici, plus d’espace ni non plus d’intimité. Plusieurs lits sont superposés dans des chambres minuscules. Sans parler de l’arrivée d’Adam, au sein d’un véritable fourmillement d’étudiants à la scolarité de l’établissement. Ces scènes s’enchaînent avec une économie de dialogues, on observe simplement Adam rencontrer les diverses facettes de cet espace au centre névralgique du récit. L’élément déclencheur advient rapidement lorsque le Grand Imam rend son dernier souffle ; parallèlement, les agents de la Sûreté de l’État intriguent immédiatement à l’élection du prochain. Un carton nous a indiqué au commencement du long-métrage, que l’Université fondée en 972 a toujours été l’objet de tentatives d’emprises étatiques. C’est à dire que diverses autorités politiques ont tenté de s’immiscer dans ce lieu, et d’après le fameux carton, sans jamais y parvenir pleinement. Ainsi donc, l’État égyptien essaierait une fois encore de contrôler cette place forte de l’Islam, ce qui, comme on peut l’imaginer aurait de fortes répercussions géopolitiques.
Le second élément narratif – et non des moindres – sera la rencontre de Zizo. Étudiant ayant d’ores et déjà quelques années au compteur, indic des services de l’État. Il est chargé par le colonel Ibrahim (interprété par le très bon Fares Fares) lui-même investit de la surveillance et de la nouvelle investiture, de trouver un nouvel indic qui pourra prendre sa place. Évidemment, Zizo jettera son dévolu sur Adam, jusqu’à ce que celui-ci soit assassiné devant les yeux du jeune pêcheur. Ainsi commence pleinement l’intrigue de ce polar politico-religieux. Le colonel vient à l’Université enquêter sur le meurtre tout en forçant Adam à surveiller un groupe d’étudiants qu’il soupçonne être liés aux Frères musulmans.
La relation entre le jeune pêcheur et le colonel est intéressante ; passant de la subordination sous pression à une forme d’affection ? Difficile à dire, car en effet Tarik Saleh parvient à ne pas tomber dans une caractérisation trop fade de ses personnages. Plutôt que d’affection, s’agit-il de pitié, de devoir moral, de culpabilité ou de naïveté ? Un peu tout cela à la fois. Les deux protagonistes ne se rencontrent quasi-exclusivement qu’en ville. Adam alternant alors deux enfermements ; de l’Université clôturée et étouffante à la ville censée être ouverte, mais qui n’est en fait presque pas filmée, si ce n’est dans le bus (clôture) puis dans le restaurant (clôture) où les deux hommes s’entretiennent.
« Bon, et la religion alors ? »
Commençons par les choses pertinentes. Trois conceptions de la religion s’affrontent : la première – représentée par les Frères musulmans et leur Cheikh – est intégriste. Tarik Saleh fait d’ailleurs l’effort de représenter Les Frères musulmans d’une manière pas trop caricaturale. Lors d’un dialogue fameux avec Adam, ceux-ci invoquent l’inaction de l’Imam de L’Université d’Al-Azhar vis-à-vis des tueries ou persécutions des diverses communautés islamiques à travers le monde, ce qui donne une certaine profondeur à leur motivations. Dans l’ensemble, les scènes avec le groupuscule sont réussies pour ce qui est de leur charge émotionnelle, mais on pourra regretter que leur caractérisation ne soit pas plus approfondie. Notamment concernant la controverse sur la bonne façon de réciter le Coran. Si celle-ci donne lieu à une merveilleuse scène de chant, le débat théologique lui n’est pas assez mis en avant. On aurait vraiment pu mettre en tension une vision rigoriste et lexicale du texte face à une théologie qui ne rejette pas toute beauté ou toute sensibilité, voire même qui la cultive. Débats profonds qui ont alimentés des siècles de théologie. De façon générale et regrettable, les questions philosophiques et/ou théologiques ne sont présentes qu’à titre d’ébauches dans le long-métrage. La deuxième conception du religieux est incarnée par le candidat de l’État égyptien. Lui, semble avoir une idée plus moderne de la foi mais étant choisi par le pouvoir, on peut penser qu’ici le politique et le religieux s’entremêlent aussi, voir s’entretiennent. La troisième voie est celle du Cheikh aveugle (référence balourde au Nom de la rose), qui lui aussi est plus moderne tout en étant très ouvert (il namedrop Marx à un moment). Il est présenté comme le plus intègre et le plus sincère dans sa foi ; en un mot le plus respectable. En effet, sans être « politisé » au même sens que le serait les deux autres, il fait tout de même acte de politique en s’incriminant comme l’assassin de Zizo pour mieux dénoncer les complots politiques de la police égyptienne. Ainsi diverses écoles se tolèrent tout en s’affrontant dans l’Université. L’institution religieuse ne faisant pas exception au reste de la société, il y a des débats, des controverses, des courants qui cohabitent tant bien que mal. Une scène le montre bien par ailleurs lorsque deux Cheikh prodiguent leurs séminaires dans la cour intérieure d’Al-Azhar ; de façon assez théâtrale deux visions radicalement opposées de la religion s’affrontent. Il est rafraîchissant de rappeler que différentes tendances religieuses existent et peuvent se supporter au sein d’un même lieu tout en conservant toute la tension qu’il peut y avoir dans ce voisinage ; car elles se tolèrent tout en rivalisant pour s’imposer.
Il est bien dommage que ces aspects problématiques ne soient traités que par esquisse. Sans parler de la fin qui se voulant énigmatique est tout simplement facile, voire insensée. Un bref dialogue entre Adam et le Cheikh aveugle résout 2h d’intrigue. Celui-ci, martyr dénonciateur de la criminalité de l’État est convaincu par un Adam citant des phrases du Coran. Le dialogue aurait pu être tellement plus riche. Un débat de fond semblait s’instaurer concernant des questions de liberté ou pas vis-à-vis des plans de Dieu, de bien et de mal, de faire le mal pour faire un plus grand bien etc., puis finalement il suffisait de citer un verset…
Le bémol majeur du film sera donc celui-là : poser une multiplicité d’enjeux pour ne pas les creuser. Bon, dans le même ordre d’idée la comparaison avec Le Nom de la rose est presque seulement un argument marketing. En effet, malgré ce que beaucoup de critiques semblent penser, Le Nom de la rose est avant tout une réflexion intense sur la théologie chrétienne et ses institutions ainsi que sur la textualité, la notion d’auteur et d’œuvre – thèmes chers à Umberto Eco, auteur du roman adapté au cinéma. Alors qu’avec La Conspiration du Caire il est surtout question d’un polar politico-religieux. Saleh prend plaisir à évoquer les codes du polar avec par exemple le grand méchant et sa clope au bec et autres flics intègres trahis ou broyés par la hiérarchie. Ce ne sont pas nécessairement des individus mauvais en eux-mêmes qui nous sont présentés mais plutôt des gens subissant un État oppressant et violent et agissant ainsi de même que la structure. Et pourtant l’aspect politique du film est lui aussi un peu faiblard. L’État assassin n’est finalement pas si méchant que ça (ah bon ?). Tout est bien qui finit plutôt bien. Et la monstration des mécaniques structurelles et structurantes que j’évoquais plus avant et quasi-absente. Même problème qu’avec la thématique religieuse donc.
Conclusion :
Le film boucle sa dernière scène sur la première. Un bel écho qui voit partir une barque au crépuscule voguant à l’horizon. Cette ouverture est celle de l’évolution d’Adam, de sa foi et de son rapport à elle. Ce qui au départ semblait être une grande tragédie fataliste se termine alors en une sorte d’ouverture paisible où l’éveil est synonyme de crépuscule.
La Conspiration du Caire est un bon film qu’il faut aller voir même si malheureusement il ne va pas au bout de ses ambitions. On pourra y augurer une certaine diversité cinématographique ; une pluralité de cadrages et de façons de mobiliser la caméra ; des plans aérés, des plans suffocants et ainsi dans l’ensemble une bonne mise en scène. Je finirais en soulignant l’imposture séante de certains critiques qui se sont empressés de nous expliquer à tord et à travers qu’il s’agissait d’un film qui prônait la laïcité et le rôle de l’État ou je ne sais quoi de ce genre. Rien n’est moins sur en effet. Outre le fait que plaquer des conceptions françaises – une culture sur une autre – n’est jamais signe d’une grande qualité interprétative ; il nous faut rappeler de surcroît que l’État est et la religion sont montrés de façon suffisamment nuancés et complexes dans ce film pour ne pas être caricaturés de la sorte. La Conspiration du Caire n’est pas une condamnation de la religion mais un rappel de l’ambivalence inhérente de celle-ci. Entre grâce et folie. Et tout État utilisant les institutions religieuses à son profit est un État détestable qu’il soit laïc ou pas. Pas sur que les États dits laïcs soient exempt de ce reproche.