ICONOGRAPHIE POLICIERE DANS LE CINEMA AMERICAIN CONTEMPORAIN

Detroit de Katheryn Bigelow

En 2018, 998 personnes ont été tuées par la police aux Etats-Unis. 89 d’entre eux étaient noirs et n’échappaient pas aux forces de l’ordre au moment de l’interpellation. De même, aucune maladie mentale particulière ne touchait ces personnes. Sur ces 89 morts, 79 n’ont pas été filmé par des body camera utilisés par la police en guise d’enregistrement et de preuves. Depuis 2015, un recensement méthodique est réalisé par le Washington Post. Près de 1 000 personnes sont tuées tous les ans par la police.

Nous sommes tristement habitués à recevoir des vidéos de personnes tuées par la police. Qu’elles soient filmées par ces body camera, des caméras de surveillance ou par un témoin de la scène, les violences policières sont devenues normales au sens où l’on accueille ces flux d’images violentes sans qu’il y ait une remise en cause politique forte ; elles deviennent non seulement impunies mais sont justifiées par le pouvoir en place. Ces images ont donné lieu à d’importantes manifestations partout dans le pays, notamment le Black Lives Matter.  L’Histoire des Etats-Unis est marquée par l’esclavage, le racisme et le ségrégationnisme. La violence est intégrée de forme systémique et est reproduite encore aujourd’hui à tous les niveaux de la société. Dans American Apartheid, une étude montre que des jeunes hommes afro-américains ont neuf fois plus de chances d’être tué et onze fois plus de chances d’être tirés dessus que leurs confrères euro-américains. Les hommes noirs représentent 6% de la population américaine, pourtant ils représentent 22% du total de personnes tuées par balles policières.

Comment cette violence est-elle représentée dans le cinéma américain ? Plusieurs films récents ont utilisé la même iconographie : En arrière-champ, les halos de lumière bleues et rouges qui tournoient et clignotent. Dans une scène normale de contrôle ou d’intervention de police, le ressenti du spectateur varie considérablement. Lorsque le héros est noir, avec notre  héritage de spectateur de la violence, notre première pensée est que ça va mal se terminer. Il ne peut en être autrement. 

Il y a évidemment des contextes historiques et narratifs propres à chaque film, mais visuellement, lorsque les flashs apparaissent, notre réaction tend vers un final mortifère, ou a minima une rencontre violente. Le plus perturbant est lorsqu’il ne se passe rien, lorsque l’intervention et le contrôle se passe comme prévu, c’est-à-dire dans la normalité qui devrait être tout contrôle policier. Mais alors qu’elle était cette sensation de malaise, ce sentiment de mort qui a plané le temps que la situation se résolve ? Nous avons tout simplement intégré par l’image que la violence policière est normale, habituelle, non surprenante. Et au contraire, nous sommes surpris lorsque le dérapage n’a pas lieu. Les cinéastes retranscrivent cette peur de la police d’abord comme une violence systémique. Les premières images sont rarement des visages humains mais plutôt des signes distinctifs des forces de l’ordre : Une sirène d’alarme, une voiture, des signaux lumineux, une voix dans un haut-parleur. C’est une menace sans visage dans un premier temps. Il serait intéressant de noter que cette force, mise en scène de cette manière, induit son impunité. Il est rare qu’un visage policier se retrouve en tête des images médiatiques pour violences. Selon le travail de Philipp Stinson, professeur de justice criminelle à l’Université d’Ohio, de 2005 à 2017, 80 officiers de la police ont été arrêté pour meurtre durant une fusillade pendant leurs services. 35% d’entre eux ont été condamné. Ainsi, mettre en scène une intervention policière par signes provoque chez le spectateur une inquiétude. Sans un visage humain, donc sans identification, notre imaginaire agit par corrélation. Tous les éléments mis en place par les cinéastes devraient résulter sur un malheur. Et lorsque celui-ci n’arrive pas, le spectateur s’est retrouvé dans une position où il a cru deviner la suite logique. La violence policière a été, pendant quelques fractions de seconde, logique.

Prenons la fin de Get Out de Jordan Peele sorti le 24 février 2017 aux Etats-Unis. L’histoire est centrée sur la mise en place machiavélique d’une subtilisation de corps noirs pour en récolter leurs qualités d’après les bourreaux blancs. Après que Chris Washington, le héros du film, arrive à s’échapper de son opération et à se défaire de ses tortionnaires, Jordan Peele met en scène avec brio un instant de tension. Le héros est à genoux sur une jeune femme blanche. D’autres corps jonchent le sol. Une voiture de police arrive. Alors que notre protagoniste a triomphé des antagonistes, le spectateur se retrouve à craindre avec effroi pour sa vie. Tous les signes sont contre lui. Dans une Amérique face à ses démons, l’issue de la scène offerte à la police fait peu de doute. 

Get Out de Jordan Peele

On s’attend à ce que ce film horrifique s’achève comme La Nuit des morts-vivants de George A. Romero sorti en 1968, chef-d’œuvre du film de zombie où l’invasion des morts se couplait à une brillante lecture d’une Amérique raciste et divisée. On s’attend à ce que la lecture de la scène joue en défaveur de Chris Washington. Nous sommes pourtant conscients à ce moment qu’il est une victime. Mais nous nous mettons du point de vue de la police et force est de constater que la pensée nous traverse : Il risque à cet instant de mourir par association d’idées.

Le récent Green Book de Peter Farrelly sorti le 21 novembre 2018 utilise la même signalétique. Le récit tourne autour d’une relation d’amitié entre un chauffeur italo-américain blanc et un musicien de génie, Don Shirley, noir dans la période ségrégationniste des Lois Jim Crow dans le sud des Etats-Unis. Peter Farrelly utilise également l’apparition policière par signes. En arrière-champ, les appels de phares rouges interpellent le conducteur qui est obligé de s’arrêter. Nous n’avons pas vu le visage du policier, nous ne voyons qu’un ordre. Nous ne savons pas encore la nature de ce contrôle mais nous craignons déjà pour Don Shirley.

Green Book de Peter Farrelly

Il s’avèrera que ce contrôle est simplement technique, voir mécanique. Pourtant, jusqu’au bout de la scène, le spectateur a attendu le pire. Précédemment, un autre moment met en scène une tension à venir. Par des halos lumineux, la police avance sans identification. Masquée par des flashs aveuglants. Cette propagation contamine l’espace en la rendant non plus rassurante mais menaçante. Là où dans une action de fiction traditionnelle, ces halos signifieraient le sauvetage ou la rescousse, ici cette contamination lumineuse prend un sens de danger. La lumière policière devient un mauvais signe lorsque le héros est noir. Et toute cette perception provient de notre conscience du problème. Quiconque a vu des images de violences ou a suivi les différents mouvements avec attention perçoit ces signaux comme étant dangereux. 

Enfin, Blindspotting de Carlos López Estrada sorti le 27 juillet 2018. A travers une nouvelle histoire d’amitié entre Collin et Miles, à l’instar de Green Book dans lequel la relation révèle des tensions de classe et de race ainsi qu’une intersectionnalité des luttes et des réflexions des minorités ; le récit développe le traumatisme de Collin, alors sous liberté conditionnelle, témoin d’un meurtre d’un noir par la police, tiré dessus alors qu’il était de dos.


Blindspotting de Carlos Lopez Estrada

Dans cette séquence, Collin est un homme qui n’a rien à se reprocher à cet instant. Il porte une arme dû à un concours de circonstances. Les signes sont encore contre notre protagoniste. La projection de lumière sur Collin comme une cible à identifier, puis à abattre se fait sentir. Nous ne verrons jamais le policier. C’est une voiture de surveillance au sens d’un repérage systémique. Une menace projetant sa lumière sur une anormalité du système. Un œil de Sauron. Nous ne pouvons que ressentir la pétrification du héros, attendant d’être mis à mal. 

Pour conclure, ces trois exemples contemporains prennent à bras-le-corps le sentiment de toute une communauté et d’une injustice encore prégnante. On note une résurgence d’œuvres évoquant les violences policières ou les discriminations envers les noirs : Fruitvale Station, Selma, Detroit, The Hate U Give, If Beale Street Could Talk, la série Atlanta ou When They See Us… Ils sont un miroir et un écho des tensions qui continuent d’exister. Les forces de l’ordre sont mis en scène comme un terme à entendre au sens premier : Des forces (moyens violents avec une contrainte exercée pour un résultat) pour un Ordre (discriminatoire) que les Etats-Unis n’ont pas encore résolu. A travers une esthétique de signes, les cinéastes intègrent le spectateur dans la peur ambiante. Même si rien ne se passe, nous ne pouvons pas faire comme si rien ne pouvait se passer. Car tous les jours, il se passe des choses. Et ce n’est pas que de la lumière qui est projetée.