Alors qu’il s’apprête à dépasser le milliard de dollars au box-office, Joker est l’un des évènements culturels majeurs de cette année. De par la fascination et l’émotion qu’il exerce sur son public, ses retombées massives sur la pop culture et surtout son explosion critique, faisant de ce film un succès planétaire et considérable. Joker n’étant pas un blockbuster comme les autres, on pourrait se féliciter d’une telle nouvelle : le public plébiscitant massivement un film d’auteur. Or Joker, au-delà du personnage mythique des comics, est un film de super-héros. Ou de super-vilain. Le film s’inscrit parfaitement dans l’hégémonie ciné qui globalise une immense partie des recettes, personnifié par le monstre Marvel. Joker est l’anomalie du système, en tous points. Une anomalie organisée, le film reste une production au budget de près de 70 millions de dollars (marketing compris). La beauté du succès provient de l’ambition esthétique et thématique, inhabituelle du genre très balisé et normé des films de super-héros. Il n’y avait qu’à voir la bande-annonce pour avoir un petit frisson du renouveau annoncé. Joker allait être différent. Et il l’est.
Difficile de parler de ce long-métrage sans parler de Joaquin Phoenix, performeur habité et inquiétant, pur vampirisme du rôle, actor studio ultime. Joaquin Phoenix a essoré son personnage jusqu’à la moelle, l’a trituré et liquidé pour en tirer le suc final : Une performance cauchemar, fascinante et repoussante. La part régressive et enfantine du personnage, son rire gauche et tragique, son incapacité à s’imposer en société en fait un pur freaks. Le seul jusqu’au-boutisme de cette performance vaut à Joker sa qualité première.
Et puis il y a la mise en scène de Todd Philipps, aussi inattendu et surprenante que sa nomination à la tête de ce projet. Peu pensait à un tel revirement artistique mais voilà, le cinéaste de Very Bad Trip a réalisé le hold-up parfait. Des saillies de mouvements, une esthétique poisseuse, une lumière granuleuse et pelliculaire faisant miroiter une conjonction de contrastes. La couleur du film nous rappelle les espaces scorsesiens de Taxi Driver, The King Of Comedy ou Bringing Out The Dead, et plus largement les esthétiques du Nouvel Hollywood des années 70. Joker est à ce titre un beau film d’espaces, renfermant toutes les problématiques du film : le renfermement, la folie, la violence.
Joker est la résultante de risques, et ce mot est tristement utilisé. Martin Scorsese parlait dernièrement de la disparition progressive du risque au cinéma. Joker a quelque part réactivé ce concept là : en résulte un blockbuster spectaculaire, complexe et formellement abouti, comme un sursaut d’un Hollywood en constante pente rêche qui se réveille quelques fois avec ce type de propositions. Ainsi le risque à payer, la vision macabre, nihiliste, brutale d’une détresse sociale et humaine a pris le pas sur un certain formalisme de narration.
Joker est une histoire de réappropriation, celle d’une place à (re)prendre dans une société qui ne cesse de créer la marge. Le personnage se réapproprie son être et son sens par l’art : La scène, la comédie et la danse. Par vagues, son pouvoir naît et croît par une exposition artistique. L’idée est belle mais cet art et sa visibilité sont toujours pathétiques. Son pouvoir va exploser par le crime. L’émancipation passe ainsi par la mort. L’ambiguïté vient de la probable glorification de cet état. Le personnage est si fort, si hypnotique qu’on en vient à être pour et avec lui.
Généreux, malaisant, excitant, en phase avec son époque, ce phénomène peut aussi être perturbant. Joker est-il un film consciencieux et habité ou un pur produit de consommation industrielle ? S’il penche plus vers le deuxième, il reste un produit de luxe et de qualité. Le fameux capitalisme raisonné dira-t-on parce que Joker reste un produit d’Hollywood et qu’aucune réflexion vraiment pertinente ne ressort de la pensée politique du film. On en vient presque à penser au cynisme inconscient du film, prônant une révolte populaire mais sans aucune autre clé intellectuelle que le chaos total et le no future.
Étant purement hollywoodien, il ne faudrait tout de même pas cracher dans la soupe ; alors reste le spectacle du chaos, un spectacle excitant mais restant dans de la pure imagerie. La révolte est esthétiquement belle dans Joker. Le propos politique est juste suggéré, en surface et donc superficiel. On ne dit pas qu’il eut fallu un Joker politisé, mais un film qui s’efforce à mettre en place une société qui s’apprête à exploser aurait gagné à approfondir sa part politique. Vulgairement, Joker met en place un riche versus misérable. Cela fonctionne sur le papier grâce à la lutte universelle des classes, quoiqu’on en dise, toujours présente. En revanche, l’exécution est grossière et simpliste. Le meurtre des puissants est un postulat assumé sans qu’une remise en cause soit appliquée. C’est comme ça et puis c’est tout. On comprend bien que le malaise social provoque ce sentiment mais Joker semble en faire une dichotomie manichéenne. Au final, si le tout est d’une efficacité indéniable et redoutable, Joker manque le cap du grand film. Malgré ses risques, le film est resté (trop) simple. The Dark Knight réussissait la part paranoïaque et effrayante d’un terrorisme apolitique, en ça, le film de Nolan réussissait sa part politique. Joker, en n’effleurant que la part fantasmée et euphorisante du soulèvement, laisse en plan l’essentiel : de quoi le Joker est-il le nom ?
Là est le nœud qui résume aussi le succès du métrage. On peut y mettre tout et n’importe quoi car en jouant sur tous les tableaux, chacun peut y trouver son compte : film gilet-jaune, film sur le malaise social, film sur l’harcèlement moral, film sur la frustration, film sur les rêves brisés, film sur la différence, film sur la folie etc. Certaines critiques négatives pointaient la misandrie, le film incel, l’apologie et l’excuse du passage à l’acte… La cristallisation est totale, d’un côté comme de l’autre.
La division se trouve donc dans ce croisement délicat : Joker est autant un excellent film d’entertainment capable de nouer les ambitions artistiques avec le cahier des charges classique d’un action movie, qu’un film déceptif sur la durée et dans le temps. Plaisir de l’instant, fugace ou réelle mise en marche d’une machine à risques, la mémoire décidera de la place de Joker dans l’imaginaire collectif. Espérons néanmoins qu’il ouvre la porte aux risques chez son principal concurrent, le familial et propret Marvel.