Etre auditrice de rap cʼest passer une large partie de sa discographie à écouter des hommes parler de façon plus ou moins respectable de femmes. Cʼest écouter des hommes de façon générale, puisquʼon ne va pas se mentir lʼindustrie du rap est encore très largement occupée par ces messieurs. Cʼest écouter des hommes qui sʼadressent plutôt à dʼautres hommes quʼà moi. Qui parlent dʼautres femmes mais ne pensent à aucun moment quʼon pourrait sʼamuser à « repérer des femmes sur les réseaux » ensemble. Bien trop conscients quʼon ne peut pas, en effet. On ne peut pas car dʼun côté ou de lʼautre on ressentira à un moment cette barrière du sexe qui complique les relations humaines depuis à peu près la création de lʼespèce. Aussi puissant quʼest le rap, il ne peut malheureusement pas lʼeffacer. Il ne peut que la constater et se formater plus ou moins différemment en fonction de lʼauditoire auquel il sʼadresse.
Sans tomber dans aucun militantisme, il est impossible de ne pas constater le double discours qui entre en jeu dans à peu près tous les pans de la vie publique selon son genre. En partie légitime, puisque nous avons parfois des besoins différents, mais en partie construit de toute pièce à dʼautres occasions. Le rap est le seul terrain de culture populaire, de culture de masse, qui laisse une parole plus ou moins réaliste à notre génération et celle dʼaprès. Nʼen déplaise aux idoles des jeunes quʼon nous officie de façon assez verticale, la génération Goldman ou la génération France Gall nʼexiste pas. En tout cas pas dans le monde dans lequel les moins de 25 ans vivent (celui de lʼinternet). Etre auditrice de rap cʼest donc aussi une façon dʼavoir lʼécho des sentiments des gens qui nous entourent mais qui ne nous parlent pas forcément, une image globale. Le rap est lʼexutoire par procuration et, sʼil est moins violent et moins controversé quʼaux temps des polémiques de NTM, il nʼen est pas moins fascinant. Il exprime une certaine facette des relations hommes/femmes dans une modernité que les autres genres musicaux ont plus de mal à capter. Fort de ce constat on peut sʼaccorder à dire quʼil est révélateur, par le biais de ses auditeurs comme par le biais de sa narrative, dʼun certain état des lieux de la façon dont les industries culturelles nous voient, nous parlent et dont nous leur répondons.
J’suis fait pour une seule femme, pour plusieurs pétasses
Une fois passées les premières catégorisations qui sʼeffectuent surtout en terme dʼâge et de milieu social quand on parle « musiques urbaines », on se retrouve, comme souvent, avec celle du sexe. Cette distinction se trouve dans la façon dont on présente les sorties des rappeurs plus « consensuels » en opposition à ceux plus « ghetto » par exemple. Mais aussi dans les réactions de vos amis quand vous affirmez que cela ne vous dérange pas dʼécouter Kaaris crier « Pute, jʼai dit pute » ou Hamza parler de sexe sur environ la moitié de sa discographie. Elle se trouve dans le fait quʼon inclue les auditrices de rap dans la catégorie « grand public » alors que le rap plus pointu, marketté en tant que tel visera un public de « niche » qui sera en grande majorité masculin. Dans ses commentateurs, dans ses auteurs, dans ses visuels, le marché du rap des « diggeurs » est largement orienté pour et par les hommes.
Comme il y a un « rap de blanc » il y a un « rap de meuf ». Ce nʼest pas un rap fait par des femmes, cʼest un rap à destination de ces dernières, politiquement correct, quʼon pourrait mettre plus ou moins en rapport avec un rap fragile. Celui qui parle de briser des coeurs plutôt que des côtes, de faire couler des larmes plutôt que « la sauce ». Exit la trap et les signes de gang en survêtement en bas des tours, les filles écoutent le rap des Romeo Elvis, des Orelsan, Big Sean ou Nekfeu.
Sois princesse, dans vaisselle sortie du Japon
Il ne sʼagit pas de renier quʼil y a de fait une différence dʼapproche dans lʼécoute des artistes rap entre hommes et femmes mais de se demander à quel point cette différence est intuitive et à quel point elle est inculquée.
On entend divers arguments lorsquʼon pose la question de cette désaffection présumée des thèmes violents, des rythmes plus lourds/binaires par les auditrices de rap. Lʼune dʼentre elle serait le fait que le quotidien de deal, de weed, de violence et de grosses voitures nʼest clairement pas celui dʼune gente féminine dont le désintérêt pour ces sujets est à peine voilé. Seulement dans la France dans laquelle nous vivons, force est de constater que ce quotidien là nʼest pas non plus celui de 90% des auditeurs de rap..
Quand vous êtes amatrice de rap et quʼon tente de vous faire découvrir des nouveaux sons, on ne vous proposera jamais, du moins dʼentrée de jeu, des sonorités à la Kaaris ou 13 Block, difficilement du Kekra mais des Triplego, Slim Lessio, Green Money ou PNL. Chacun des artistes cités est dʼune grande qualité mais vous aurez presque obligatoirement cette dichotomie. Un rap plus lent, des sons ensoleillés ou dansants, des productions plus mélodiques, un phrasé plus chanté, voilà le type de rap quʼon pense que vous aimez quand vous dites que vous écoutez du rap et que vous êtes une femme. Exit la trap, exit la grime, le UK drill, le rap cʼest comme les drogues, le dur est réservé au plus aguerris.
Un rap dʼintellectuels, un rap référencé duquel on a exclut tout animalité, un rap un peu prétentieux qui se voudrait au dessus des considérations très « masculines » dʼune grosse berline et un gros boule pour la lustrer. Lʼauditrice de rap se tourne vers un rap csp + parce quʼavouer quʼelle aime un morceau qui objectifie une femme serait une trahison et un cautionnement de valeurs quʼon ne lui a pas transmises/moralement répréhensibles pour elle et ses « consoeurs ». Ce serait rejoindre les rangs de lʼennemi, de lʼhomme qui ne respecte rien et on la renvoie forcément à son expérience personnelle et au fameux « non mais tu réalises quʼil pourrait parler de toi ou de ta soeur ». Oui, on réalise. Comme on réalise quʼon joue dans une cour où règne le millième degré. Et, au fond, cette image nʼest elle pas préférable à celle hypersensible, qui ne sort pas du rôle de compagne que nous proposent les représentantes féminines?
Il faudrait en fait se demander ce quʼest lʼéquivalent masculin de la « bad bitch ». Cet équivalent nʼexiste pas car même quand un rappeur jouera de son physique avantageux, comme par exemple un ASAP Rocky ou Frank Ocean, il ne le fera pas de façon aussi affichée et peu subtile que les femmes du rap game. Ils sera mis en valeur dans un costume Tom Ford quand Nicki Minaj sera elle quasiment nue sous une fourrure Versace. Notons également que lʼaccession pour les rappeuses au stade où elles peuvent être recouvertes de haute couture les renvoie fréquemment à leur statut de « gold digger », autre incontournable identitaire de la femme dans le hip-hop. A la liste de ces statuts qui ne passent pas la barre de la mixité on peut ajouter celui du « player » qui nʼaura pas dʼéquivalent féminin autre quʼinsultant. Les innombrables scènes de strip club dans les clips nʼont toujours pas réussi à être un lieu commun des clips dʼartistes féminines. Difficile encore aussi pour les femmes dʼaccéder au statut de « self made man » , statut pivot de la mythologie dʼun certain nombre de carrières masculines (Jay Z au hasard).
Silicone et sexe, Henessy et bitches en latex
On ne peut cependant pas nier le fait que de plus en plus dʼentre elles, conscientes des dérives que lʼon a cité plus haut, les exploitent au maximum pour atteindre les sommets de cette industrie. On peut bien sur citer Rihanna qui impose le respect à nʼimporte quel amateur de nʼimporte quelle « musique urbaine » mais après 2017 on peut aussi mettre un immense coup de projecteur sur Cardi B. Cardi B est lʼexemple parfait de cette symbiose des représentations: « self made Woman » dont le corps et son utilisation sans pudeur lʼont mené au sommet du HOT 100 Billboard. Ancienne streapeuse, Cardi B est arrivée en haut du rap game grâce à une utilisation bien rodée dʼInstagram, de la chirurgie esthétique et une résidence remarquée dans la télé réalité Love & Hip-Hop. De fait, nʼimporte qui se lançant dans la lecture de son brillant portrait par The Fader réalise que Cardi B nʼa pas grand chose de lʼimage de la féminité comme on pourrait se lʼimaginer. Quʼon lʼapprouve ou la dénigre (on tombe difficilement dans la modération face à ce genre de personnage), force est de constater que Cardi B a tout compris des ficelles à tirer pour atteindre les montagnes de cash qui semblent être sa préoccupation première. Et parmi ces prérequis se trouve lʼinstrumentalisation sans filtre de tout ce qui fait dʼelle une femme et se plier sans complexe à tous les fantasmes accolés à ce statut.
Dans une interview pour le magazine Antidote, Stefflon Don, artiste oscillant entre dancehall et rap fournit un élément dʼexplication à cette posture toujours assez caricaturale de celles qui atteignent les sommets des « Charts ». « Les grandes rappeuses ont toujours été dominantes et sexy, et il nʼy a jamais tellement eu dʼalternatives. Que ce soit Lilʼ Kim, Foxy Brown, ou plus récemment Nicki Minaj et Cardi B, elles sont toutes comme ça. Cʼest une combinaison qui fonctionne parce que le rap est dominé par les hommes donc un caractère très affirmé permet de leur faire face, tandis que le côté sexy permet de conserver une dimension féminine. ». De la difficulté de plaire à tous dans des espaces prédéfinis : les extrêmes.
Champagne sur mes salopes
Les Etats-Unis ont plus que nʼimporte quel autre pays exploité ce créneau-là. On peut le constater par le biais de rappeuses comme Nicki Minaj, Missy Elliott ou Queen Latifah mais au prix dʼune masculinisation évidente des attitudes et des thématiques quʼelles déploient, comme si pour pouvoir plaire à un plus grand nombre, et donc à une audience mixte, il ne fallait pas trop revendiquer sa féminité. Des artistes comme Princess Nokia, Bbymutha, Young M.A ou Lady leshurr développent une nouvelle parole qui nʼest pas sans tomber dans les mêmes travers que leurs collègues. Revendiquant une homosexualité virile au dépend dʼun récit justement équilibré, elles passent elles aussi à côté dʼun discours reflétant des attitudes et des relations réalistes qui auraient pourtant pu être le crédo idéal pour sʼinscrire dans une nouvelle approche dʼun scénario qui nʼa aucune surprise (lʼexercice de séduction).
Chez nous les rappeuses peinent à ne pas tomber dans un registre rʼnʼb quand elles ne se transforment pas en stéréotypes de drama queens alimentant cette idée dʼune inadéquation entre rap français et rap féminin. Evidemment il y a eu Diamʼs, il y a eu Casey mais force est de constater quʼon commence à pouvoir compter un certain nombre dʼannées depuis quʼun nom de rappeuse est aussi partagé par le grand public. On peut cependant fonder de grands espoirs sur des artistes comme Bad Gyal, Lala &ce, Tommy Genesis, Abra ou encore SZA qui arrivent à se trouver dans un récit et une posture réalistes mais qui de fait peinent à accéder au même statut que celles qui choisissent une approche plus frontale du rap game.
Doit-on vraiment choisir entre les trois facettes de la femme quʼon nous propose dans le monde du rap: la « copine » légèrement parano et hystérique, presque identique à « la connasse au refrain », la femme qui se rêvait homme version US ou lʼintellectuelle qui sʼencanaille mais seulement sur un rap en rimes plates homologuées par Télérama? Doit-on forcément renoncer à une part de sa féminité pour être prise au sérieux à la fois dans le monde du rap et dans celui des auditeurs de rap? Les « musiques urbaines » ont pris une telle place dans la culture de masse quʼon ne peut que se féliciter de lʼaugmentation de lʼauditoire féminin. Elle s’accroît parce que son statut de musique « grand public » ne peut se fonder que sur les hommes. Mais si le rap médiatisé a atteint cette légitimité-là, pour ce qui est des artistes de niche, le genre reste un domaine de connaisseurs dans lequel les dénicheuses, les chroniqueuses ou les auditrices sont non seulement rares mais doivent aussi prouver bien des fois quʼelles ne sont pas justement des « filles » comme les autres pour quʼon prenne au sérieux leur approche du genre.