Le luxe est peut-être un milieu encore plus ingrat que celui du rap. Non seulement seule une poignée d’élu(e)s y atteint le titre saint graal de directeur artistique, mais même à ce stade, la sélection est rude afin de graver son nom dans la culture populaire. Karl Lagerfeld, Coco Chanel bien sur, Gianni Versace, plus récemment John Galliano, Hedi Slimane ou encore pour des raisons plus larges, feu Virgil Abloh, ils sont peu nombreux à réussir à dissocier leur personnage privé de l’entité qu’ils représentent. Il y a donc toutes les chances pour que l’homme auquel on s’intéresse soit un sombre inconnu pour vous car à contrario des personnages dont il est question dans les pages qui entourent ce papier, il est un artiste qui n’a pas besoin de visage. Il faut dire qu’on ne lui demande pas de performer en tant que tel, on lui demande de faire performer sa vision. Matthew Williams a donc été nommé directeur artistique de Givenchy le 15 Juin 2020, et mine de rien, cette nouvelle vous concerne. Elle vous concerne si vous êtes fan de pop music et de Lady Gaga, elle vous concerne si vous êtes fan de Kanye West aussi, Playboi Carti ou Lancey Foux, elle vous concerne également si vous êtes intéressé(e) par le techwear, le streetwear, la marque à la virgule ou dans une certaine mesure, savoir qui sont ceux qui décident ce que nous portons (en version dérivée et moins chère généralement).
Il faut en partie croire aux notions de destin et de fatalité quand on regarde le parcours de notre héros. Né en 1985 à Chicago, sa famille déménage en Californie alors qu’il est à peine âgé de deux ans. D’abord attiré par le domaine médical en miroir à la profession de ses parents, il absorbe rapidement le mode de vie californien et tout ce que le rythme du soleil implique sur celui-ci. Il se plonge dans le skateboard en plus de développer son attrait pour la musique et le football. Parcours classique d’un adolescent qui découvre que l’imagerie californienne correspond à une réalité dans laquelle il se retrouve parfaitement. Il faut dire que dans les années 90, habiter sur la West Coast et ne pas s’intéresser au hip-hop c’est faire preuve de mauvaise foi. C’est cependant le football qui lui offrira sa première porte d’entrée dans la mode. A 18 ans il effectue un stage auprès d’un entraîneur qui possède sa propre marque de vêtements et c’est la révélation. Il se lance corps et âme dans ce domaine abandonnant son itinéraire scolaire initial. L’évidence lui fera sauter les étapes de la formation, refusé dans les écoles de design, il se fera donc sa place en autodidacte. Convaincu d’avoir trouvé sa voie mais conscient des apprentissages qu’il lui reste à acquérir, il commence comme chargé de production afin de comprendre les rouages nécessaires à la réalisation de son ambition. S’il passe ses journées à accumuler les connaissances pratiques, ses nuits se déroulent en immersion dans la scène clubbing de Los Angeles. Fasciné par l’idée de pouvoir être un autre personnage que soi-même le temps d’une soirée , sa première ambition sera de créer les costumes de ces créatures nocturnes.
Nous sommes en 2008 et à l’époque une des personnalités les plus à même de représenter cette exubérance s’appelle Lady Gaga. Il fait la rencontre de la superstar au détour d’un sushi shop visiblement bien plus hype que les nôtres. Un lien profond entre les deux artistes va alors se créer au point qu’il devienne le premier Directeur Artistique de la Haus of Gaga, le collectif d’artistes et de créatifs qui entoure la jeune femme et modèle son image depuis 2008. Il marquera tellement l’esthétique de la star que ses fans lui donneront le surnom de Dada. Cette aventure durera deux ans et participera sans aucun doute à essuyer toutes les expérimentations artistiques qui lui passent par la tête. En parallèle de cette première marque de confiance, une autre personnalité vient bouleverser le cours de ses prochaines années et façonner l’homme qui est aujourd’hui à la tête d’une prestigieuse maison. Dans le cercle rapproché de Matthew Williams on retrouve en effet le photographe Nick Knight (notamment à l’origine de la pochette de Bjork pour Homogenic ou encore du film Jesus Is King de Kanye West). Cette amitié de longue date le mènera à faire la rencontre de Ye. Il est d’abord contacté par un styliste du rappeur qui lui confie la création d’une veste pour sa performance des Grammy aux cotés des Daft Punk. Conscient de l’opportunité magistrale que représente cette proposition, le designer conçoit la fameuse veste en LED dans ce qui constitue peut être une des tenues les plus mémorables du rappeur. A la suite de ce coup d’éclat, Matthew Williams, alors âgé d’à peine 21 ans, est nommé Directeur Artistique du studio DONDA, l’agence créative que vient de monter Kanye West.
Les deux natifs de Chicago se trouvent de nombreux points communs, notamment dans leur ambition de créer une mode du futur, loin des codes académiques qui de toute façon les ont toujours ostracisés. Sur ce point Williams déclare même lors d’un passage chez Highsnobiety “Je pense que Kanye est vraiment celui qui nous a tous ouvert la voie. C’est à lui qu’on a dit non un million de fois, bien avant que quelqu’un ne nous dise oui. C’est sans aucun doute lui qui a mené la charge pour qu’on puisse avoir notre chance dans cet univers. Et il continue de la mener”. Le lien entre l’artisanat, l’amour des matières, la vision d’une mode faite pour être portée comme une revendication à son appartenance à une contre culture ou à minima à une communauté, chez DONDA comme chez Alyx, la marque qu’il créera en 2015, il s’agit d’habiller les humains de 2030, et en priorité, une fois n’est pas coutume, les femmes. Libérer les codes esthétiques d’un monde de la mode que les deux hommes considèrent comme obsolète. Ils ne sont pas les seuls à pousser les murs pour essayer de trouver une place au sein de cette nouvelle ère. Aux alentours de 2012, Matthew Williams prend part à la création de Been Trill aux cotés de Virgil Abloh, Heron Preston et Justin Sanders. Tout commence avec un Tumblr sur lequel ils repostent des mixtapes, images et videos émanant d’un internet obscur avec le nom du collectif (initialement de DJ) en superposition, sans beaucoup plus d’explications. Cette esthétique se développera en marque de streetwear masculine à la viralité notable notamment grâce aux nombreuses références au rap New Yorkais, au réseau déjà massif de ses créateurs et à une période d’émulation pour la mode avec le lancement de marques comme Hood By Air et les collaborations constantes avec Nike. Cette écurie de cool kids tombera très rapidement sous le radar de LVMH qui leur offrira les carrières et les renommées qu’on leur connaît aujourd’hui.
Avant de réaliser son rêve en se voyant confier les rênes de Givenchy, Matthew Williams s’est constitué un parcours de jeune premier en créant sa propre marque, Alyx (rebaptisée 1017-Alyx-9SM) dès 2015 avec sa femme Jennifer Murray. Avec 1017-Alyx-9SM il développe sa propre vision: celle d’une garde robe workwear qui s’ouvrirait aux codes du luxe. Toujours à destination des femmes (de nombreuses pièces sont cependant unisexe), il met l’accent sur les accessoires dont la ceinture Rollercoaster deviendra un des emblèmes. Williams a toujours porté un intérêt particulier aux accessoires dans l’imagination de ses silhouettes, il se retrouve d’ailleurs quelques années plus tard en charge de ces derniers pour Dior lorsque Kim Jones prend les commandes des collections homme de la maison parisienne. La marque connait un réel succès populaire avant d’être sacrée par le prix LVMH l’année suivante. C’est le début d’une aventure particulière pour Matthew Williams, il se sert d’Alyx pour promouvoir une mode qui ne s’arrête pas au genre, mise sur un artisanat exigeant (les ateliers ont rapidement été déplacés en Italie) et surtout une empreinte écologique qui fasse sens (tous les nylons sont des nylons recyclés). De plus en plus intégré dans ce monde de la mode, le designer ne change pas pour autant sa façon de créer en n’utilisant pas les chemins de production inhérents aux marques déjà établies. Par exemple, sa ceinture signature est fabriquée en Autriche, par le biais d’une entreprise en charge de pièces automobiles, ajoutant une paterne d’authenticité que peinent à recréer les habituels partenaires. L’image de marque est relativement mystérieuse, la hype devient évidemment phénoménale, le succès est indéniable, Williams est lancé en 5ème sur l’autoroute de son rêve.
Toute nouvelle marque passe un palier différent quand elle conçoit pour la première fois une collection tailoring (terme qui définit les coupes proposés par les tailleurs, les costumes typiquement). Cette étape est un peu l’équivalent de l’album de la maturité. Matthew Williams se lance dans cette entreprise avec patience, comme pour tout son apprentissage, sa discipline est d’or. Lors d’un passage chez Business of Fashion il explique comment il a appréhendé cette nouvelle formation : « I strongly believe that you shouldn’t do something unless we’re gonna be able to do it at the highest level ». Il s’est donc assuré d’être formé auprès des plus grands avant de proposer sa vision d’une thématique classique. Tout en développant le côté innovation avec Nike, il se concentre alors sur une mode sans saison, dont les matériaux sont assez qualitatifs et pensés pour être auto-régulateurs. Apprendre aux gens la notion de valeur et ce qu’elle représente, non pas uniquement en termes de prix d’achat immédiat, mais la pérennité de cette valeur dans le temps, telle est sa motivation. Williams prône pour une compréhension intuitive de la mode comme celle qu’il a expérimenté à son échelle. Un prêt-à-porter aux prix certes élevés mais écologiquement, esthétiquement et intrinsèquement viable sur le long terme.
A la tête de Givenchy à l’époque on retrouve un autre jeune designer très en vogue, également collaborateur et ami de Kanye West, partenaire récurrent de Nike, Riccardo Tisci. L’italien a déjà su insuffler un peu de modernité dans une maison où l’élégance et la pudeur ont toujours été les maîtres mots, c’est notamment à lui que l’on doit les fameux imprimés Rottweiler iconiques de l’ère Watch The Throne. Les deux hommes partagent de nombreuses influences notamment la pop culture et surtout une vision du luxe qui descend de son piédestal. Ils collaboreront tous deux avec des rappeurs, Kanye West, Jay-Z pour Tisci entre autres, Lancey Foux, Playboi Carti pour Williams et participeront à faire entrer la maison dans une ère de viralité des créations, tournant alors indispensable à l’époque pour survivre à un marée de nouvelles marques comme Balenciaga, VETEMENTS, Off White, Rombaut qui révolutionnent la communication de marque et démystifient le luxe. Matthew Williams remplace donc Riccardo Tisci au poste de directeur artistique des collections prêt-à-porter féminines à la fin d’une année 2020 tout particulière pour l’industrie de la mode. Sa première présentation se déroule lors de la Fashion Week Parisienne digitale d’octobre dernier sous forme de lookbook. La critique est relativement unanime, il faut dire que le designer se positionne en premier de la classe en rendant hommage à la fois à la palette récente de Tisci mais aussi à la grandiloquence raffinée d’Alexander McQueen qui avait été directeur artistique de 1996 à 2001, tout en préservant l’écrin et la délicatesse historique instaurée par Hubert de Givenchy notamment au détour d’une cape iconique. Il allie son emblématique travail des matériaux métalliques pour développer des accessoires certes dans la tradition historique de la maison, mais sur lesquels il se permet une emprise profondément personnelle. A travers ces 54 silhouettes développées en quelques mois seulement, Matthew Williams annonce son cap.
2021 et toujours sans public, son premier défilé a lieu le 7 mars, l’occasion pour le directeur artistique de finaliser son intronisation. Sans surprise Williams continue de travailler une gamme de couleurs sombres et sobres, oscillant entre les textures de la plus brute à la plus raffinée, soucieux de rester dans un luxe réaliste et surtout portable. Les silhouettes s’ accessoirisant autant qu’elles se découpent de niveaux à géométries variables, donnant une impression de force et de sérénité conquérante. Dans un décor qui rappelle les clubs et leur vide actuel, Williams choisit nul autre que Robert Hood, une des références de la techno, pour poser le sceau de son esthétique. Les silhouettes se dévoilent au rythme soutenu des bpm, équipées plus qu’accessoirisées, dans un numéro d’équilibriste entre luxe, techwear, streetwear et tailoring. Porte drapeau idéal pour une génération de milleniums dont les algorithmes sont la parfaite représentation de ces inspirations. Derrière des silhouettes semblant prêtes à affronter toute l’hostilité d’un monde et d’un hiver se dévoilent des voilages, des costumes et robes toujours plus ajustées qui viennent contraster avec la prestance des allures extérieures pour renouveler une signature d’élégance propre à Givenchy. Matthew Williams a concrétisé son rêve et celui-ci est en plus avalisé et compris par une pléiade de critiques, journalistes, amateurs et connaisseurs qui ont un jour constitué les modèles ou les inspirations du jeune designer.
Trouver le moyen d’expression qui nous permettent de nous faire comprendre des autres, faire refléter ce qui nous habite le plus profondément, est sans aucun doute le travail de toute une vie. C’est une tâche d’autant plus compliquée lorsque l’on est quelqu’un de curieux et d’exigent envers soi-même, lorsqu’on ne s’autorise à produire et présenter que les choses que l’on maîtrise profondément. Matthew Williams s’est constitué un cheminement idéal pour arriver à ses fins, si sur le papier l’objectif est atteint, il ne fait cependant aucun doute que le designer continuera à pousser pour une mode désireuse de sens, assez consciente d’elle-même pour se remettre en question dans ce qu’elle véhicule comme ce qu’elle produit et s’émanciper d’un certain nombre de poncifs. A l’aube de nombreux bouleversements nécessaires, Givenchy prépare cette nouvelle ère cruciale en donnant les rênes à ce jeune californien autodidacte. Avec toute la grâce, le talent et l’humilité qu’on lui connaît, on ne peut que se réjouir que ce soit un homme comme Matthew Williams, aux côtés de personnes comme Daniel Lee ou Paul Andrew, qui soit un de ceux qui seront en charge de cette nouvelle architecture des corps et des consommations.