Vous ne me connaissez pas mais toute personne qui me connait sait que si je ne suis pas croyante, j’ai une religion et elle s’appelle Kanye West. Toutes les excuses et les compréhensions du monde lui ont été fournies par des explications largement motivées par un fanatisme personnel. Autant dire que la sortie de Jesus Is King était un avènement, comme chaque sortie de Kanye. On en est à la first name basis lui et moi, c’est à ce point. Quelques doutes avaient quand même ebréché mon enthousiasme mais ce dernier restait bien intense. L’écoute d’un album de Kanye est toujours un moment où tout le reste s’arrête. La listening party devient un rituel, attisé par la curiosité et l’envie d’être éblouie par ce génie.
L’album se lance donc, avec quelques heures de retard pour finir de mixer les premières vraies chansons de Kanye pleinement travaillées depuis le récent leak de Yandhi. La durée de l’album interpelle d’abord, celle des titres plus précisément. Exit les outros, les intros, les longues errances magnifiques, Kanye a visiblement plus un message à exprimer qu’un voyage à nous faire faire. Ce n’est plus vraiment que pour nous qu’il fait de la musique mais surtout pour nous raconter ce qu’on a suivi de loin. La dépression, l’addiction au sexe, la religion intensément, personnellement et non plus comme un ego trip.
Ye should be made free
C’est donc sur une célébration que l’album s’ouvre avec Every Hour – Sunday Service Choir. Une célébration religieuse (le titre avait laissé peu de suspense sur le thème principal) comme s’ouvrait The Life of Pablo mais en beaucoup plus humble, le cérémonial religieux est beaucoup moins vu dans son sens esthétique que pour Son message. Beaucoup moins d’effets, plus de voix, les personnes avant le rendu. “Everybody wanted Gandhi/ Jesus did the laundry” explique Kanye sur cette introduction, pas une excuse mais bien une explication qu’il doit d’une certaine façon se sentir obligé de fournir avec tous les aléas entourant la date de sortie et non-sortie de ses récents projets.
Selah procure cette même énergie avec le chorus ravageur du choeur et ses énergiques “Halleluja”. A grands coups de citations de versets, le rap prend alors une autre dimension, celle qui ose revendiquer la bonne parole: “People is lying, we are the truth”. Seulement de ce moment on ressort brutalement, avec une transition à peine travaillée vers Follow God très terre-à-terre et qui ne prend pas soin de nous accompagner. La track est bien produite, assez classique dans un style de rap bien quadrillé, un type beat assez basique mais efficace dans un exercice facile pour Kanye. Le fait qu’il se finisse sur les cris qui ont l’air d’être droits sortis de I am a God de Yeezus semble juste rappeler un recours facile à une recette qui a fait ses preuves par le passé, cela semble forcé et déplacé.
Closed on Sunday fait le pari de comparer le jour saint de la religion au jour de fermeture du fast food Chick-Fil-A, donnant espoir qu’à défaut d’avoir l’inspiration d’antan il ait au moins gardé cette capacité à se placer au dessus de toute considération politiquement correcte. Le titre est bon, encore une fois concentré sur le récit et la voix de Kanye West mais laisse comme le reste de l’album seulement le temps d’un couplet et d’un refrain pour se révéler. L’ambiance y est pourtant intéressante, assez sombre et menaçante, elle a amplement matière à être développée et mise à profit notamment sur la production de Timbaland. Jesus is King apparaît finalement comme un autre détour, comme l’était Ye, un délai supplémentaire dans ce qui aurait pu (du?) être la sortie d’un grand album. Ce n’est pas du laxisme: la technicité, les paroles, les productions sont toujours très carrées mais c’est un certain manque de concentration, d’implication aussi, comme si le temps pris n’était qu’une parenthèse l’éloignant du véritable Sunday Service.
Everything we need résume à elle seule le parti pris de l’album. Sorti d’abord sur le leak de Yandhi, le morceau s’appelait The Storm et contenait un couplet de feu XXXTENTACION ainsi qu’un extrait d’un épisode de Jersey Shore, les deux au champ lexical des plus fleuris. La version finale a effacé les deux, simplifié la production en enlevant un certain nombre d’effets qui déroutaient de la lumière dont nous parlent Kanye et Ty Dolla $ign, celle qui vient justement après the storm. D’un point de vue esthétique comme discursif, cela fait bien plus de sens de porter le message “ Life too short, go spoil yourself/ Feel that feel, enjoy yourself “ sans avoir l’ombre d’un homme aux valeurs des plus controversées comme XXXTENTACION. Il y a dans cette chanson comme dans cet album un parti pris du positivisme que l’on ne lui connaissait pas jusqu’alors.
I’ve been working for you my whole life
God Is explicite son rapport à Dieu. Son parcours des derniers mois et l’aide, la compréhension, le sentiment de survie transperce le morceau, le désespoir passé et toujours un peu présent aussi parce qu’on ne se relève pas du jour au lendemain d’une perdition quasiment totale. Le titre est personnel mais comme le reste de l’album, on reste en surface, comme si Kanye voulait nous raconter mais ne plus nous laisser tout voir comme auparavant et surtout ne pas expliciter ses côtés les plus sombres, les plus honteux. Dieu n’est pas un nouveau personnage des récits de Kanye West, il est omniprésent depuis le début, comme son double en plus de son idole, comme son alter ego en plus de guide. Mais son rapport à Dieu a changé, il s’est familiarisé, il s’est aussi instruit d’une connaissance empirique de la religion, se permettant moins d’en faire un objet de pop-culture de façon parfois grossière comme il avait pu le faire auparavant.
Hands On et son “what you doin on the street at night?” font écho au “what you doing on a club on a Thursday?” de Bound 2 à l’exception du fait que le Fight Club et le champagne ont laissé la place à l’église. Le titre est autant religieux qu’il est engagé avec un parallèle entre la constitution américaine et son 13eme amendement qui abolit l’esclavage, le Three Strikes Sentences qui condamne à mort tout individu ayant commis plus de 3 crimes violents et le jugement chrétien. Il y a toujours ce génie dans les paroles, ces références pointues et profondément personnelles mais elles ne sont pas servies comme s’inscrivant dans un récit global, complexe et sont trop expéditives pour être aussi percutantes que les précédentes. “I’ve been working for you my whole life, told the Devil I was going on a strike” résume finalement l’album. The Devil pourrait être nous aussi, nous nous sommes assez égoïstement nourris du désespoir d’un homme avec un certain génie mais toujours preneur de ce que ses démons lui faisaient produire parce que le rendu était magnifique.
I miss the old Kanye
Use This Gospel est peut-être le titre le plus “normal” de Kanye sur cet album, il est celui qui ressemble le plus à ce que l’on connait de lui notamment de par la présence de Pusha T, son allié éternel, celui qui le suivra dans n’importe quel projet et vice-versa. Comme Kanye avait fait réapparaître Frank Ocean de nulle part sur The Life Of Pablo avec Wolves en 2016, il fait se réunir ici le mythique duo Clipse pour une version renouvelée du titre Chakras présent sur Yandhi. Seulement la fin du morceau fait intervenir un solo de cuivre de Kenny G qui non seulement parait incohérent avec le reste du titre mais vient en plus mettre sur pause le petit temps de déconnexion qu’il semblait nous offrir alors. L’enchaînement avec la fin de service qu’est Jesus is Lord vient certifier ce sentiment d’attentes non atteintes et d’incompréhension sur la personne qui s’adresse à nous.
Peut-être que la vraie raison était en introduction: je ne suis pas croyante. La chose la plus intense que je connaisse et qui à ce pouvoir de transportation à mon niveau c’est la musique. Et égoïstement je pensais partager cela avec Kanye, seulement lui à trouvé le vrai Dieu et sa concentration et son dévouement prennent la place sur le dieu que nous avions en commun: celui en format .wav.
Je ne lui en veux pas, au contraire je suis heureuse pour lui: qu’il ait autre chose et un sens qui le comble. Je me dis que nous ne nous reverrons pas comme avant si cela arrive ou alors pas avant un long moment et qu’au fond nous faisons chacun nos chemins de vie mais qu’on se regarde de loin avec l’oeil bienveillant de celui qui sait que nous n’avons pour le moment plus les mêmes façons de combattre nos démons, pourtant si vivaces. Good luck then, you’ll tell me how it goes my dear friend.