Difficile de dire si la période actuelle est la meilleure ou bien la pire pour sortir un projet. D’un côté, pour une fois chacun prendra le temps d’écouter réellement l’intégralité des pistes de l’album, l’absence totale d’impératifs extérieurs aidant, de l’autre, il y aura aussi bien assez de temps et de concentration pour capter tous les défauts et les incohérences des sorties. C’est dans cette configuration que s’est donc lancée l’écoute de Freebase Vol 04, quatrième volet d’une série de mixtape entamée par Kekra en 2015, cette dernière sortie reprenant d’ailleurs la cover de la première sous forme de photographie à la place de l’illustration initiale. Cette sortie est également le premier projet sorti sur son nouveau label d’affiliation, All Points Music, le virage est vréel.
Kekra entre dans cette mixtape avec l’intro, piste composée d’un medley de réactions et critiques de la communauté journalistique rap 2.0 (l’équipe de l’émission No Fun, Mehdi Maïzi, CUL7URE, La Sauce) concernant à la fois le personnage et l’oeuvre de Kekra. Comme une façon de dire que derrière sa discrétion et son anonymat, il voit tout, il entend tout. Tout voir tout entendre c’est aussi la position dans laquelle les amateurs de rap français se sont retrouvés il y a quelques jours en lisant les récits d’Ateyaba sur son altercation avec le rappeur masqué, promo gratuite à quelques heures de la sortie du projet. Si comme le soulignent les chroniqueurs, Kekra avait d’abord importé une influence UK inédite dans le rap français (prod plus “garage”, 2step, flow acceléré, côté brut et acéré, raw des pistes comme 9 Milli pour citer la plus évidente), un tournant réel se précise sur cette mixtape. Bien sur la trap a toujours été présente chez Kekra mais sur Freebase Vol 04, les basses prennent le dessus sur les kicks, donnant au projet une place plus évidente dans le paysage de rap français. Les sonorités sont plus familières à l’auditoire francophone, la personnalité de Kekra, toujours assez clivante, trouve donc un consensus relatif dans sa proposition artistique, déjà largement entamé par le feat avec Niska. Aucun changement en revanche dans les thématiques : la drogue qu’on détaille mais à Dubaï et qu’on revend pour un Putain de salaire, la concurrence qu’on clash sur Laisse les faire. Kekra international, du japon à Dubaï, pas le temps pour les bisbilles du rap jeu français.
Putain de salaire est sorti le 2 mars en annonce de l’album, premier single bien mainstream aux influences US assumées, un flow à la Young Thug qui joue sur une ambiguïté anglophone dans la diction. L’influence US se cristallise par exemple sur un titre comme Anything, dans un mélange franco-anglais bien américanisé, des basses de banger. Bien plus accessible que des propositions qui étaient par exemple celles d’un projet comme Vréel 2. Dubaï ou Non s’inscrivent quant à eux dans un paysage sonore bien français. Les productions se ralentissent, le flow devient plus fédérateur. Sur Loyer par exemple, une influence un peu méditerranéenne relativement inédite à Kekra fait son apparition avant de se développer sur Devise. Si les précédents projets laissaient une place proéminente aux influences tokyoïtes du rappeur, celui-ci semble avoir plutôt écouté des sons de l’outre atlantique, reprenant la guitare sèche d’un Travis Scott en ligne de fond.
Kohhkra est le deuxième feat de Kekra et étrangement même s’il s’agit d’un rappeur japonais, le flow de Kekra semble être un hybride entre celui de Koba LaD et Niska sur ce titre. La partie de KOHH apporte cependant une certaine fraicheur comme le font par exemple les featurings de Maad ou Shayfeen, notamment parce que les langues et donc les propos nous sont inaccessibles. L’album se conclut sur un remix de Putain de salaire avec les rappeurs Mustang et Turner. Featurings énervés, retour au terrain un peu plus concret et moins international de Kekra, on nous parle de prison, d’avenue Montaigne et des frérots, univers qui ne semble jamais vraiment avoir été le point d’ancrage principal de Kekra.
A la fin de cette écoute, difficile pour autant de s’enthousiasmer sans réserve. Il se dégage une sensation étrange de terrain connu mais non identifié. Chaque titre nous fait penser à quelque chose ou quelqu’un d’autre dans une certaine mesure. C’est comme si l’homme sans visage se retrouvait finalement à tous les arborer, faisant de lui-même une sorte de centrifugeuse de toutes les influences actuelles pour en ressortir un son certes inédit mais pourtant pas tout à fait novateur. Freebase Vol 04 est une bonne voire très bonne mixtape. Kekra se construit à coup de projets comme celui-ci une place inédite dans le rap français mais ne semble pas réussir à trouver son univers distinctif, le changement d’identité d’un projet à l’autre illustrant ce propos. Ce n’est pas grave, toute la quête est un plaisir que nous continuons à partager avec grand plaisir.