Perfume Genius est une star. C’est une évidence depuis les toutes premières sorties qui lui ont valu les premiers papiers de sites spécialisés. Une star au degré de torture interne et à la fragilité si dense qu’elle ne peut devenir soit un génie, soit un anonyme le plus complet. Il n’y a pas d’entre deux pour ceux qui impliquent autant d’eux mêmes dans leur musique. En général les récits qu’on vous donne à lire sur ces « stars » commencent par une carrière fulgurante, un sommet atteint en un album phénomène, une révélation, puis la case rehab/perdition/mauvais album et éventuellement un come-back. Mike Hadreas n’a pas besoin de come-back. Il a commencé par les ténèbres, les alcooliques anonymes et cure de désintoxication pour se débarrasser de ses nombreux démons artificiels (« tout sauf l’héroine »), le malêtre qui donne envie de voir son corps se désintégrer, l’identité queer/gay qui questionne autant qu’elle ambitionne et depuis, il n’a fait que briller. Artiste multidisciplinaire, la discographie de Perfume Genius atteint un nouveau sommet avec ce dernier album, Ugly Season. Aux confins d’une pop expérimentale qui traduit tout autant les traumas d’une première existence torturée et errante que les possibilités et les espoirs infinis qui semblent s’ouvrir avec la perspective d’un second acte, Mike Hadreas se révèle une fois de plus comme un immense artiste, dans le sens le plus complet du terme.
Peut-être qu’avant toute chose il faut en clarifier une autre, Perfume Genius n’est pas ou du moins plus seul. Il ne l’a jamais été à partir du moment où il a décidé de se produire sous cet alias grâce à l’influence de celui qui partage sa vie et ses scènes depuis plus d’une décennie maintenant, le pianiste Allan Wyffels. C’est lui qui a été le déclencheur de la publicité de ce talent, quand en 2005 la moitié des sons de Learning sont déjà écrits avant que Hadreas ne retombe dans l’addiction. C’est lui qui aujourd’hui encore partage la scène avec celui qui est maintenant un musicien de renommé mondiale. L’omniprésence du piano et des compositions classiques de ce dernier projet à d’ailleurs très certainement à voir avec l’autre moitié du génie. La construction de Perfume Genius est une affaire d’altérité, qu’elle soit amoureuse ou bien identitaire, tout est question du rapport à l’autre. Comment en faire abstraction dès lors qu’il semble incompréhensible, que tout n’est que violence, abus, contradictions et addictions. C’est dans cette altérité que se construit une discographie qui va de la folk, la pop, l’hyperpop, le rock ou le grunge sur Set My Heart On Fire Immediately et s’aventure aujourd’hui dans l’électronique et le classique. Par étapes, comme lors de toute guérison, la carrière de Perfume Genius offre un cheminement éclectique et consciencieux, à la fois dans le récit et l’exécution. Par respect pour les valeurs qu’il a maintenant affiliées à lui dans la communauté gay, LGBTQI+, par reconnaissance, d’avoir été sauvé par l’amour, d’avoir eu le droit à une seconde chance, il semble trouver petit à petit l’assurance de s’épanouir et surtout d’apprendre à avoir être légitime au bonheur.
Ainsi devant pratiquement cette moitié d’existence consommée, la vision dans le rétroviseur s’impose. Et c’est bien ce dont Ugly Season se fait indirectement l’écho. Tout au long de ces six albums il a été question de conjuguer le passé et le présent, savoir lequel doit être craint et lequel peut être abordé avec paisibilité voire enthousiasme. Bien moins explicite que dans ses précédents albums, la choix est fait par les expérimentations évidentes et les paroles qui résonnent à lui-mêmes plus qu’à nous, signe des temps, plus positifs et conquérants que jamais. Eye In The Wall par exemple n’est pas sans rappeler les expérimentations de Thom Yorke, avec Radiohead comme avec Atoms For Peace, Herem pourrait lui rappeler les errances vocales d’un Arca qui s’enfonce dans les aigus et les notes lancinantes aux échos toujours plus lointains. Le titre éponyme prend un tournant dub des plus surprenants à la fois pour l’artiste et le reste de l’album. Les hymnes ne sont pas évidentes et même le titre Pop Song qui laisse la part belle à une voix aussi séductrice que le titre du morceau aurait pu le laisser penser se dévoile finalement bien plus subtilement que quelques essais précédents de vrais tubes instinctifs. Le projet se scinde en deux avec Scherzo, un interlude classique qui vient rappeler toute la pesanteur de cet album pourtant si agréable et accessible. Photograph se révèle dans une somptueuse envolée lyrique et instrumentale qui prend corps dans des choeurs enchanteurs, pleins d’une ambition guerrière que l’on avait rarement sentie si assumée chez Perfume Genius.
En préparant ce papier je suis retournée sur la page Spotify de l’artiste, le tout premier projet de Perfume Genius s’appelle Learning, et 12 ans après, le titre Lookout, Lookout n’a pas subi une seule altération dans mon souvenir quand il se confronte à l’écoute actuelle. Il faut autant que faire se peut tenter de remettre une oeuvre dans un contexte, celui de l’artiste: la place qu’il lui donne dans sa discographie et ce que celle-ci dit de l’influence qu’ont eu les précédentes sorties, ce qu’elles ont fait devenir son art et dans une certaine mesure sa personne. Sur chacun des six albums studios qui compose aujourd’hui la discographie de Perfume Genius, un morceau s’impose comme un des marqueurs de son époque personnelle et comme un des repères pour l’auditeur assidu. Mis bout à bout, si on enchaine par exemple Lookout, Lookout avec Queen sur Bright, Die 4 You ou On The Floor quelques années plus tard, on se rend compte de plusieurs choses. En plus d’être parfaitement intemporel, l’homme sort de son cocon en même temps que ses albums, permettant à sa musique de retranscrire à la fois la vitalité, la liberté et l’intemporelle dynamique de voir s’agrandir encore le champ des possibles. Ce champ à commencé dans la folk et avec ce dernier album, il atteint des sommets que Mike Hadreas avait déjà côtoyé, mais jamais aussi bien représenté. Sans doute est-ce dû au fait que si déjà auparavant le travail du corps et les questionnements qui l’entourent faisaient parti de son processus créatif, ici l’album est crée en synchronicité avec la performance The Sun Still Burns Here de la chorégraphe Kate Wallich et lui-même, commandée par le Seattle Theater Group. En plus de l’album et de cette performance, on peut noter également la sortie d’un court métrage de 28 minutes, Pygmalion’s Ugly Season.
Ugly Season se situe à un tournant de la vie de Hadreas. Il a maintenant 40 ans, une réputation et une reconnaissance que plus personne ne peut lui renier et littéralement toutes les cartes blanches dont ils pourront rêver, que ce soit dans la musique ou l’art. Ses albums de remix sont prisés par la crème des musiques électroniques, de AG Cook, Laurel Halo à Actress ou Danny L Harle, ses performances sont reconnues, sa voix résonne dans les communautés gay et queer avec respect et il a réussi à être une inspiration pour un certain nombre de jeunes qui doivent encore se battre dans l’intimité de l’absence des projecteurs pour se convaincre que leurs identités, quelles qu’elles soient, sont légitimes. Fort de ce bilan, il aurait pu faire moins, il aurait pu nous parler du passer sans répit, sans en tirer autre chose que des anecdotes de vie avec une morale des plus dures. La diversité de l’album n’a d’égal que l’ambition de son auteur, de se frotter à l’éventail des possibles qu’il lui reste à explorer dans sa carrière, comme dans le nouveau chapitre de sa vie. Perfume Genius sort son album le plus “mainstream” mais pour une fois, ce terme n’a que du positif tant il traduit son aisance à cohabiter avec son génie de façon de moins en moins torturée.