La magistrale résilience d’Alice Glass

On a toujours tendance à romantiser à quel point la musique est personnelle au sein d’une industrie aussi titanesque. Certains albums viennent d’ailleurs nous remettre en pleine figure notre posture de consommateur plutôt qu’interlocuteur que nous octroient certains artistes. Impossible de pouvoir prendre le premier album solo d’Alice Glass simplement en tant que récit musical comme un autre tant celui-ci dépasse les frontières du personnel pour se lover dans l’intime. Ce nom vous dit très probablement quelque chose si vous êtes nés avant les années 2000, et que vous vous intéressiez un tant soit peu aux phénomènes musicaux à l’époque. Le pop-rock anglophone maintenait alors encore une position musicale hégémonique dans le grand public. De cette génération d’artistes qui a fait le pont entre le rock et les musiques électroniques comme Klaxons ou encore Gossip, Franz Ferdinand, Cystal Castles en était l’enfant terrible. Le duo propose à l’époque un positionnement esthétique qui fait ressurgir le grunge/punk pour le fusionner à la noise et, d’une façon tout à fait inédite, se voit ouvrir l’accès aux kids de l’electro et à une audience mondiale. C’est une petite révolution à l’époque menée par Alice Glass et Ethan Khan, duo iconique dans leur imagerie également. Mais une décennie a passé et les vécus derrière les images ont révélé que l’esthétique crasse et malsaine n’était qu’une réalité sordide de la relation que subissait alors la jeune femme. Une décennie pour se battre, obtenir justice et entreprendre le cheminement de la reconstruction, c’est le propos de Prey/IV. 

Gardons nous de croire que parce qu’une parole est publique et un récit volontairement donné, on peut le comprendre et se laisser aller à son interprétation ou appropriation. Pour ces raisons là, il me semble qu’une mise en contexte suffira en guise d’épanchement sur un trauma qui ne nous appartient pas, et que son analyse serait malvenue par d’autres biais que ses résonances musicales. S’il est impossible et malhonnête de denier qu’il est ici au coeur des paroles comme des motivations de cet album, il me semble bon de rappeler la pudeur nécessaire à son abord, et l’importance d’y voir l’autrice dans ce qu’elle est aujourd’hui, plus simplement qu’une victime. Avec la même impertinence qu’il y a 10 ans, Alice Glass déploie une multitude de titres allant de l’avant pop au deconstructed club, avec une prépondérance de basses vengeresses qui peuplent l’album d’une intensité fascinante. Les thèmes sont bien sur dramatiques mais elle les aborde avec une énergie qui peut trouver ses origines dans les influences hyperpop qu’elle semble avoir ingurgité au cours de ces dernières années. En se liant avec des personnalités comme le producteur Dorian Electra, figure de cette scène, elle a amené dans cet album la luminosité factice mais salvatrice de ces musique ultra concentrées. Des titres comme Baby Teeth ou encore PREY qui ouvrent l’album sont donc des appels à un dancefloor chaotique qui réussissent à faire transparaitre toute l’intensité de la démarche. Sur cette introduction particulièrement, elle s’inscrit dans son héritage des Crystal Castles en reprenant l’abrasivité des sonorités et des cris intempestifs. 

Les auditeurs les plus assidus de la jeune femme dans ses diverses formations retrouveront une cohérence avec ce premier album solo dans ses allégeances aux sonorités noise, mais force est de constater qu’elle trouve dans cette nouvelle ère un équilibre nouveau, permis notamment grâce aux arrangements qu’elle fait subir à sa voix pour adoucir le tout. L’autotune vient ainsi déformer son interprétation dans une bonne partie des titres, avec une extrémité toute choisie quand elle aborde les aspects les plus difficiles ou du moins explicites de son expérience. I Trusted You décline un univers cloud relativement nouveau puisque celui-ci n’aura pour une fois pas vocation à l’explosion finale qu’on retrouve par exemple sur Animosity. Sur Pinned Beneath Limbs elle revient sur les processus d’isolement qu’elle a subi avec une neutralité dont Love Is Violence semble être la réponse immédiate. Fair Game dévoile aussi le vice et les méandres d’emprise psychologique que subissent les victimes de ce genre d’abus. Elle récite donc les phrases qu’elle a pu entendre et qui l’ont mené à cet isolement dont PREY/IV est l’exil. « “When you dance you look like a clown,” “You screw up everything,” “I’m so embarrassed for us.” / « Where would you be without me? » quand son écho répond innocemment « I’m just trying to help you », démontrant toute la naïveté et l’avilissement qui se joue lors de relations aussi viscéralement manipulatrices. 

Alice Glass a décidé de s’emparer de la pop avec la même poigne qu’il lui a fallu pour surmonter son traumatisme, la poussant ou repoussant aux mêmes extrêmes que ceux qu’elle a été amenée à vivre durant ces dernières années. Que ce soit dans les basses ou l’autotune de The Hunted, dans les échos euphoriques de Love Is Violence ou dans la réclamation de sa capacité à blesser elle aussi, tout prend un caractère chaotique dont on comprend qu’il est à la fois salvateur et à la fois encore profondément révélateur d’une plaie bien ouverte. Glass reprend les droits de son héritage fondé avec Crystal Castles comme elle s’émancipe dans une colère sourde de son abuseur à grands coups d’experimentations jusqu’auboutistes et pourtant si pertinentes dans le propos qu’elle transmet. Prey/IV est certes un témoignage du passé mais il est une magistrale porte ouverte sur un futur dans lequel elle semble prête à reduire en poussière n’importe quel obstacle avec une clairvoyance et une maitrise traduisant que la dernière décennie ne semble avoir servi qu’à exacerber son statut de figure incontournable de la pop culture.