Le 19 avril dernier sortait sur les écrans le premier long-métrage du réalisateur Jean-Baptiste Durand : Chien de la casse. Une histoire d’amitié, d’emprise, de voisinage et de fraternité. Un film aux allures de roman, lié à du cinéma naturaliste, en passant par le western ou le road-movie. Chez DYPE, on a énormément apprécié ce récit poétique proposé par Jean-Baptiste Durand et porté en partie par Raphaël Quenard et Anthony Bajon. Alors, on a décidé de rencontrer son réalisateur et d’analyser avec lui les rouages de Chien de la casse.
Pour ce premier long-métrage, vous vous ancrer dans un cinéma du réel, un cinéma naturaliste. Est-ce un choix conscient de votre part ou s’est-il imposé à vous inconsciemment ? Au sens où, c’était pour vous indéniable de raconter cette histoire sous cet angle.
Je n’ai pas l’impression de m’ancrer dans un cinéma du réel. Pour moi le cinéma du réel, c’est Kechiche, c’est de l’improvisation, de la caméra épaule, pas de lumière, quelque chose de l’ordre de la chronique et sans musique. De mon côté, j’ai le sentiment de faire un cinéma néo-poétique, néo-réaliste. Il y a quelque chose de l’ordre de l’hyper réalisme dans la véracité des personnages et de leurs liens. En revanche dans la mise en scène, les ¾ des plans sont réalisés sur pied, en y ajoutant de la steadicam, de la musique classique, ou encore des costumes choisis avec soin. À mon sens, il y a quelque chose qui n’appartient pas au cinéma du réel dans la mise en scène. Après, il y a une forme de réalisme dans l’écriture. Les personnages quant à eux sont poétiques selon moi. Le cinéma du réel, je l’associe plutôt aux premiers Pialat par exemple.
Cette réalité passe par une histoire de la ruralité. Au cinéma, elle est régulièrement tournée sous l’angle d’une réalité sociale, parfois rude, faisant écho à des faits d’actualité, ou en tout cas elle demeure attachée à l’idée de défendre un principe, un thème. Vous ce n’est pas votre volonté, c’était primordial de ne pas tomber là-dedans ?
Je n’ai pas un regard supérieur, je ne suis pas parti puis revenu, je suis toujours resté dans ma région, ce qui je pense me donne un regard rempli d’amour pour une population que j’estime invisibilisé au cinéma. Dans ma démarche, il n’y avait pas de discours politique ou social. Une des spécificités des villages dans le Sud, c’est qu’il y a une grande mixité sociale. Il y a de la précarité comme partout, mais également des bourgeois. Le mélange qu’on fantasme en ville existe à la campagne. Le seul discours social, c’est celui de montrer différents visages, avec un personnage comme Dog en galère, ou un personnage comme Mirales un peu plus bourgeois. Je n’avais pas envie de politiser mon propos ou de faire de la sociologie. C’est plutôt une étude humaniste. Plus largement, j’ai l’impression que faire un film humaniste est un acte politique en soi. Montrer un personnage qui lit des livres, qui compose avec de la complexité et de la nuance, c’est un geste politique. Ma volonté était de faire un beau film, avec amour, de montrer des personnages qu’on ne voit pas au cinéma, et surtout y apporter de la finesse, en évitant les caricatures.
Cette réalité de la ruralité, raconte nottament qu’être ami dans un petit village, frère ici pour les personnages de Dog et de Mirales, c’est avant tout être voisin. Est-ce qu’on pourrait parler d’une amitié de circonstance ?
C’est exactement ça. Nos potes, on ne les choisit pas. Soit tu traînes avec ton voisin soit tu traînes avec personne. Souvent, on a beau être incompatibles sur le papier, on va tout de même se construire ensemble et développer quelque chose de l’ordre du lien fraternel. Le projet du film, c’est ça finalement, est-ce qu’on est amis ou est-ce qu’on est frère ? Et donc passé un certain moment on ne va peut-être plus se voir, mais on restera frère quoi qu’il advienne. Tu sais, quand les ados s’appellent “frère”, selon moi le mot n’est pas galvaudé, il a une vérité profonde. Quand j’écrivais le film je pensais beaucoup à la tribu des Maasaï. Ils considèrent que leurs frères sont les personnes de leur génération et ne sont pas définis par les liens du sang.
Vous avez creusé, dans le scénario de votre film, des trajectoires différentes pour ces deux personnages, et ce, dès le début. Vouliez-vous nous raconter la fin d’une amitié ?
Je pense que cet antagonisme existe toujours dans leur relation, bien qu’il y ait le collège, le lycée, le village. À l’âge de devenir adulte, le fossé se creuse, les envies deviennent différentes. Mirales, il apparaît comme sûr de lui, mais c’est aussi pour ne pas s’effondrer. Tous les reproches qu’il fait aux autres, à Dog, à sa mère, à Paco, parlent finalement de lui. Tous les autres sont des miroirs déformants. Lorsqu’il reproche des actions aux autres, il parle de lui.
Il y a également un élan romanesque dans Chien de la casse, est-ce que c’est un adjectif qui vous convient ?
J’avais une base chronique de réalité. Toute l’écriture a quant à elle consisté à essayer de sortir de la chronique pour tendre vers un élan romanesque, sans pour autant que le romanesque abîme la précision du portrait. C’est tout l’équilibre ténu que j’ai essayé de maîtriser et de mettre en place. D’avoir aussi bien l’idée du temps qui passe, de découvrir les personnages et leurs liens, et en même temps d’avoir cette sensation romanesque qui vient clore le récit avec la bagarre finale. J’avais envie de mélanger plusieurs codes, du roman donc, mais aussi du western ou encore du road-movie. Si j’avais eu plus de moyens pour la scène de course-poursuite, j’aurais fait du Statham pendant 10 minutes par exemple, tout en le mélangeant avec de la comédie ou encore du drame psychologique. Je voulais prendre toutes les possibilités du cinéma pour offrir un point de vue précis.
Ce personnage principal, interprété par Raphaël Quenard, nous procure évidemment différentes émotions, d’immenses moments de malaise ou encore de tendresse. Qu’est-ce que vous recherchiez dans l’écriture d’un personnage complexe ? Et plus largement avez-vous co-construit Mirales avec votre acteur ?
Je n’ai rien construit avec Raphaël Quenard, il est juste extrêmement fort. Si vous regardez Yannick de Dupieux, on a l’impression que c’est lui qui a écrit le rôle et les dialogues, c’est un vrai bijou. Je pense que c’est quand on va commencer à voir Raphaël dans d’autres rôles qu’on va prendre conscience de son potentiel. Lorsque je le rencontre, le rôle est écrit à 99 %. J’ai peut-être changé 4 lignes de dialogues et inséré une improvisation de sa part qui était intéressante. Sinon le rôle, la trajectoire, chaque idée de chaque scène, était déjà présente au moment où il est arrivé. Il a parfaitement épousé le rôle, c’est un virtuose.
Le personnage, je l’ai construit avec mon imaginaire, avec les liens que j’ai pu avoir avec des personnes, notamment avec mes amis ou encore ma famille. Quand je rencontre Raphaël, je me dis qu’il comprend et qu’il incarne Mirales. Quand il transforme une idée par exemple, il comprend le personnage et l’ensemble de sa complexité. Quand on me dit qu’il improvise seulement, pour moi, c’est un peu rabaisser son niveau d’acteur. Il a su transcender un texte et des idées.
Est-ce que c’est dans la complexité d’écriture, comme avec le personnage de Mirales, qu’on touche finalement l’universel ?
Dans l’écriture, plus on est précis, plus on est universel. J’ai eu à cœur d’être précis dans mes personnages, au maximum. À la base, je viens du dessin et des portraits. Je pense que ça m’a beaucoup aidé à travailler cette notion de complexité. L’amitié par exemple, ce n’est pas uniquement boire une bière, rigoler et être tout le temps d’accord. L’amitié, c’est se dire des choses dures, rigoler, se taquiner, déborder, ou encore avoir de la jalousie. J’ai l’impression d’avoir essayé d’être le plus précis et réaliste possible sur quelqu’un qui, en plus de tout ça, souffre. Je pense que Mirales n’est pas bien dans sa vie. C’est aussi pour cela qu’il déborde, qu’il va trop loin, qu’il fait des reproches inexistants. Je pense que si Mirales allait très bien et Dog aussi, ça aurait fait un joli film sur l’amitié, mais où il ne se passe pas grand-chose. Alors que quelqu’un qui souffre c’est beau, ça vient mettre en lumière plein de choses.
L’intrusion du personnage d’Elsa au milieu de ces individus est aussi une façon de dire que les citadins, les sachant, les personnes qui seraient académiquement lettrés ne sont finalement pas les seuls, voire ne sont pas les personnes intéressantes de notre société ?
C’était pour matérialiser l’intelligence de Mirales, mais j’en ai pas fait non plus un Will Hunting. J’ai plutôt anticipé le fait que les gens ont des clichés en tête. Pour retirer ça, je vais lui faire lire Hermann Hesse, sur sa table de nuit, il va y avoir La conjuration des imbéciles. Je dois avouer qu’il y avait un geste assez politique de ma part ici.
Celui de dire que lire devient une urgence dans ce monde très binaire, du slogan, de la pensée qui va vite. Retrouver de la lecture, c’est retrouver de l’empathie, de la nuance, agrandir son vocabulaire. Pour amoindrir et enfermer un peuple, on lui retire son vocabulaire. Montrer à l’écran un personnage qui lit et qui n’est pas forcément destiné à devenir écrivain était capital. J’ai l’impression que la seule fois où on voit des gens lire au cinéma, c’est une fonction sociale. Là, il lit, car intimement ça lui fait du bien, c’est un divertissement intellectuel, une nourriture comme une autre.
Je voulais voir à l’écran mon héros en train de lire des livres et de kiffer ça, que ces livres aient une importance pour lui. La lecture ça nous permet d’entrer dans la tête des gens. On pénètre dans le cerveau de quelqu’un et on perçoit son mécanisme.
Dans votre film, on ressent que vous ouvrez de nombreuses portes, mais sans jamais y plonger de manière pleine et entière. Comment fait-on pour jongler en permanence entre tous ces sujets ? L’amitié, l’amour, la violence, le harcèlement, la famille, la culture, la connaissance, le deal, sans jamais tomber dans le cliché.
Je n’aime pas les choses grossières, je préfère partir du schématique ou du soi-disant cliché pour arriver à la complexité. C’est un mélange aussi très personnel, je suis à la fois un gros beauf, et j’ai fait les beaux-arts. J’aime le subtil. Je pense que c’est intrinsèquement lié à ma personnalité.
Plus largement, j’analyse peu, je suis assez animal et instinctif. J’ai ma boussole intérieure et mes goûts. J’ai grandi entouré de complexité, avec des mecs de village qui aimaient tous les citations, qui aimaient le rap, et qui pouvaient aussi bien citer Montaigne, Akhenaton ou Lino et l’instant d’après faire le jeu du cercle. C’est ce mélange-là dont je suis fait. Il y a énormément de moi dans Mirales. Je peux passer une après-midi à lire un essai philosophique et l’instant d’après tirer le caleçon de mon pote pour le faire chier, puis aller au stade gueuler sur l’arbitre et enfin le soir me faire un petit roman. On est tous multiples.
La façon dont je regarde les gens, c’est à travers la complexité. Les parents de mes potes qui étaient routiers ou ouvriers agricoles, avaient des murs tapis de bibliothèques. À l’inverse, les soi-disant intellectuels n’avaient finalement aucune culture. Des dealers que je côtoyais avaient la passion de la langue. Bref rien est blanc ou noir. J’ai vécu dans cette réalité. En ville, on toise les gens, en village, on vit ensemble, on se connaît. Si on est un peu curieux des êtres humains et qu’on va en profondeur, on est tout le temps surpris.
Sur la forme, il y a également tout un travail de photographie ou encore de lumière qui a été mené. Une teinte mélancolique se dégage tout au long du film. Les costumes sont également choisis avec soin. Comment avez-vous travaillé ces axes ?
Pour moi, ça a toujours été d’une importance capitale d’avoir un soin à la mise en scène, aux couleurs, aux décors. C’est du cinéma, pas du documentaire. Chaque film à sa couleur, sa lumière, son grain, son son. C’est aussi un geste pour que les personnages que je décris aient une portée universelle et soient des archétypes. Ce n’est pas parce qu’on effleure l’idée d’un cinéma naturaliste que tes personnages ne peuvent pas être des archétypes et donc porter des éléments universels. J’ai envie que Mirales incarne des milliers d’autres Mirales, le mettre en scène, lui donner une couleur, lui donner une façon de parler, y contribue. Je voulais réellement le mettre en scène comme un héros de cinéma hollywoodien, avec des plans fixes, des plans larges, des mouvements de caméra, de la musique, bref le porter en grâce.
Après, c’est aussi un goût personnel. J’aime les choses élégantes, les choses qui se tiennent. Les deux personnages, dans leurs vêtements, sont très constatés. Quand ils se disputent, Mirales va commencer à arborer les couleurs de Dog et inversement. Les décors de l’un et l’autre sont également calibrés pour leurs personnages. Chaque petit détail compte, et si c’est réussi, ça peut créer de la transcendance, de l’universel.
Le village en tant que décor du film est construit comme un labyrinthe. On a beau être à l’intérieur du village avec les deux personnages, les suivre, arpenter ces rues avec eux, on ne parvient pas à se repérer.
C’est clairement l’idée. Mais de base le village est véritablement un labyrinthe (rire). J’aimais bien l’idée qu’il y ait une complexité, qu’on se perde, qu’on se retrouve. Ce village possède des remparts, et des voies piétonnes, ça m’intéressait beaucoup aussi. Je souhaitais que mes personnages soient à pied, qu’il y ait presque une fonction d’aimant qui les attire chez l’un et l’autre, et qu’ainsi, il y ait une dimension de voisinage, voire de famille.
Ce village me permettait de donner cette sensation. C’est comme la place, ce lieu est presque un plateau de théâtre ou une arène, ce qui en terme de cinéma me donne beaucoup de possibilités. Si j’avais voulu être vraiment réaliste et que j’avais pu faire un film de 3h00, j’aurais inséré d’autres lieux, d’autres espaces, d’autres endroits de rendez-vous. Mais ici, je trouvais intéressant de faire évoluer cette place, de filmer à la fois Mirales et ses amis, puis de la laisser ensuite aux petits, ça permettait de faire un geste d’écriture et d’évolution.
La fin du récit se conclut en deux temps. À la fois dans un affrontement final qui verra la perte tragique de Malabar, comme la mort à part entière d’un personnage, mais aussi l’avenir de Mirales qui se dessine. Pourquoi l’avoir pensé comme ça ?
Malabar, c’est un élément théorique de cinéma. Les potes dont je m’inspire ne traînaient pas avec un chien. Mais je trouve que ça raconte véritablement quelque chose, ça évoque la solitude, ou encore la soumission. Cette fin, je l’ai écrit assez tardivement, son personnage s’est bâti au fil de l’écriture. C’est un élément que j’assume comme métaphorique du film.
Concernant la fin de Mirales, l’idée originale du film était l’histoire d’un mec qui doit changer son regard pour changer son monde. Il fallait que mon personnage change son point de vue, pour que son environnement puisse devenir beau. La réussite de la vie ce n’est pas la réussite à s’extirper du village pour habiter à Paris. C’est pas militant, mais s’il y a un acte politique, c’est celui de redonner de la force aux régions, aux villages, pour que la France soit encore plus multiculturelle, et qu’il n’y ait pas des gens dans l’ombre. Reconsidérons les villages, on peut s’y établir et faire de belles choses. Je souhaitais faire un film qui ne soit pas une ascension sociale. À la fin, il n’est pas forcément heureux, mais en tout cas, il est outillé pour l’être. Ce n’est pas un échec de rester où on a grandi, c’est important de le rappeler. C’était un épilogue nécessaire pour moi.
Vous l’aurez compris, Jean-Baptiste Durand nous propose un cinéma virtuose, complexe, teinté de nuance, de poésie et d’amitié. On vous conseille très fortement de le voir, il est depuis quelques jours, disponible en VOD.