Maison à l’aide c’est le projet tout neuf qui nous parvient de l’inévitable Studio Winslow, QG de la 75ème Session. Damlif, rappeur et compositeur que nous avions notamment découvert grâce à Marcelle , sorti il y a 1 an, dévoile ce nouvel EP de 8 titres que nous avions hâte d’écouter. Fruit d’un travail minutieux, savamment mené et fignolé par le collectif parisien, Maison à l’aide affirme la perspective qui avait été initiée avec Marcelle et confirme notre grand intérêt pour le travail de Damlif.
Qu’est-ce qui sépare la maison de la plage ? Rien n’est plus ordinaire que d’aller du point A au point B. Pourtant, la balade offre bien souvent, à qui prend le temps, l’occasion d’effectuer des détours. On prend des chemins de traverse et l’on se perd dans des impasses. On arpente des sentiers inconnus qui débouchent sur des perspectives nouvelles. On prend la mesure de l’adversité. Et finalement, on retrouve le bord de mer.
« À mon sens, à un moment, on est tous obligés de se confronter au gros bonhomme dans le ciel »
Maison à l’aide raisonne comme une rêverie. C’est la pensée qui vagabonde et qui traverse différents décors parmi divers états psychologiques. Nous sommes invités dans le mouvement interne de l’artiste. Nous suivons son rythme de croisière et la lenteur de son pas. Car Damlif prend le temps et nous accompagne dans ces dédales qui font la complexité de nos sentiments, de nos espoirs et de nos échecs. C’est une chose de vivre une tristesse, de la partager, de témoigner son errance face au monde, mais le piège est de s’y complaire. C’est pourquoi le rappeur nous propose toujours de faire un pas de plus et de dépasser le trouble. Or, pour ce faire, une condition est nécessaire : « Regarder le doute en face » et « ouvrir les yeux dans l’eau salée, ça pique mais c’est pas grave ». Attention, ce n’est pas un affrontement contre soi-même. Il faut être calme, lucide et détaché. Accepter la pensée qui se contredit, et dire « je sais pas ». Car les réponses toutes faites sont des impasses et mieux vaut-il prendre le temps de laisser grandir en nous les questions, celles qui nous affectent vraiment.
« Un des points forts que j’avais envie d’aborder dans ce projet, c’est tous les sentiments négatifs, des sentiments qui nous habitent tous, tout le temps, et essayer d’apporter des pistes là-dessus. Les sentiments tristes c’est pas juste un truc qu’on vit à des moments isolés et qu’ensuite on va oublier et passer notre journée… on a le droit d’y réfléchir même à des moments où on est pas triste. C’est une étape nécessaire de nos voyages à tous… »
L’exercice est introspectif. Le matériau intime ; des souvenirs, des impressions, des manques, des visions du quotidien, des remords… Tout cela coagule et s’organise. Les éléments sont disparates mais par une certaine alchimie, ils proposent en fin de compte une description méthodique de la psyché lorsqu’elle s’abandonne à elle-même. La trivialité est de rigueur, rien n’est grandiloquent dans l’écriture de Damlif. La banalité de sa vie est restituée. Pourtant, le « je » prends assez rapidement une dimension impersonnel. Car, cette banalité qui constitue la singularité de l’expérience du rappeur, nous la connaissons peut-être tous. C’est la banalité de nos vies ordinaires, la teneur de notre quotidien qui peut nous apparaître fade et sans fantaisies.
Le procédé est intéressant puisque parmi toute cette trivialité, nous ne sommes finalement ancrés nul part. Il n’y a aucun nom, aucune ville, aucunes date. L’espace et le temps deviennent des abstractions. De cette manière, le processus d’identification est facilité. Étant comme balancé entre le général et le particulier, l’équivocité du texte s’amplifie ; toute cette matière intime perd sa détermination particulière et prend une dimension commune, voir existentielle, susceptible d’être appropriées par tous et toutes. Mais cette façon d’écrire peut comporter des risques, notamment celui d’être trop hermétique pour le public et de manquer d’accroches matérielles et réelles auxquelles se raccrocher. Damlif reconnaît cette problématique d’écriture et mesure sa progression depuis le projet Marcelle :
« Sur Marcelle et avant, le procédé d’écriture c’était avant tout de se fier à mon bon goût. Je ne me posais pas vraiment la question de savoir si mon texte était cohérent, juste j’écris des phases et je me fais confiance et si je le garde, c’est que c’était cool quoi. C’est dans ce sens que c’était un peu puzzle. Et, du coup, sur Marcelle beaucoup de gens ont apprécié ça, qu’on puisse comprendre certaines phases de dix manières différentes si y’a dix auditeurs. Mais pour les gens qui y ont été moins sensible, eux ce qu’ils leurs manquaient c’était des choses plus concrètes auxquelles se raccrocher. Du coup ça m’a donné envie d’avoir plus d’intentions dans l’écriture et c’est pour ça que sur Maison à l’aide ça a été sans doute un peu moins puzzle dans le sens où, lorsqu’il me manquait un bout de texte, j’ai vraiment fais en sorte que ça match avec tout le reste. »
On peut dire que sur ce nouveau projet l’entreprise est réussie. Un grand travail est rendu sur l’esthétisation de la monotonie, de la lenteur et du calme. Pourtant, le terme de cet exercice contemplatif parvient par soubresaut à nous transmettre des visions quasi-extatiques, des sentiments pleins, des impressions d’absolu, comme à la fin du morceau « Mentir ah ça j’aime ». Difficilement descriptible, ces instants charrient une grande portée interprétative par le symbolisme que véhiculent certains termes récurrent dans l’EP. « L’océan », « la nuit », « le fantôme », tous ces termes prient dans un contexte aussi abstrait et désancré que celui de Maison à l’aide deviennent des désignations génériques dans lesquelles il est très simple pour chaque auditeur et auditrice, d’y déposer sa propre valeur affective. Mais, il y a une mathématique qui opère. Il ne s’agit pas de donner au hasard des termes évocateurs au public et de le laisser ensuite faire sa propre popote. De grands axes se croisent et se pénètrent dans l’EP et des relations s’établissent entres différents thèmes comme celui du mensonge, du masque, de l’apparence ; celui du doute, de l’hésitation ; celui de la solitude, de la sincérité, de la désillusion. Et tous ces thèmes se matérialisent et s’interconnectent via des réalités comme le bleu ou la maison. Ces termes sont toujours dans un processus. Ils n’ont jamais une désignation claire et définie puisqu’elle se déplace sans cesse en fonction des relations dans lesquelles elle est prise :
« Il y a un milliard de nuances de bleus, c’est impressionnant comment ça peut t’évoquer un milliard de sentiments alors que ça reste du bleu. C’est basique mais c’est le fondement de mon intérêt pour cette couleur. Pour caricaturer, le bleu ciel ça va évoquer un truc cool, le bleu mer ça va être mélancolique, le bleu nuit triste. Il y a plein de déclinaisons possibles. »
« On peut se faire un peu l’interprétation qu’on souhaite de la maison. Pour moi, la maison c’est son chez soi, ta tête ou ton corps, même physiquement la ville où tu habites, là où tu te sens bien ou pas. Et ouais, ce qui est intéressant avec la maison, c’est que tu peux avoir envie de la rejoindre et y trouver de l’aide mais tu peux aussi y être coincé et crier à l’aide depuis ta maison »
Nous le disions, l’environnement dans lequel nous invite Damlif se caractérise par une très faible détermination réaliste. Les lieux cités, le décor renvoient plus certainement vers des contours psychiques, comme une cartographie d’impressions, de sentiments etc, très intimes entre lesquels circulent nos pensées. On ne peut donc continuer sans souligner la grande cohérence de la composition musicale à cet endroit. Les prods participent activement de la création de l’atmosphère nébuleuse et intemporelle dans laquelle nous sommes plongés, notamment parce qu’elles sont épurées, affranchies de la nécessité de remplir tout l’espace. Laissant ainsi de la respiration et se tenant par moment comme en suspension, la place est faite pour la voie de Damlif qui peut poser avec soin ses paroles. Souvent d’une texture gazeuse avec des sonorités psychédéliques les prods renvoient, de la même manière que les lyrics, à des archipels d’impressions parfois confuses, souvent complexes. On est une fois de plus pris dans une ambivalence puisque parfois la prod semble opacifier l’ambiance, la rendre brumeuse mais, à certaine fréquence elle permet au contraire de raviver des clartés en se chargeant de sonorités épileptiques. Souvent, ces moments sont dépourvus de paroles et laissent place au déploiement et à la progression musicale. On a vraiment le temps d’apprécier les infimes variations et toutes les apparitions de nouvelles sonorités qui nous sont proposées et qui déplace toujours le centre de gravité de la musique.
Cette conscience de l’impact sensoriel que provoque le son et de l’intérêt qu’il y a de le laisser se développer, Damlif le tient de l’écoute d’autres genre musical dans lesquels le texte ne tient pas une place aussi fondamentale que dans le rap. Il ne s’agit pas de restreindre la prod à un simple arrière plan sur lequel poser, ni de la considérer seulement comme un liant entre différent titre, mais plutôt de lui accorder l’honneur que mérite le travail de composition en ce qu’il peut produire sur l’auditeur de véritables émotions esthétiques :
« Les passages instrumentaux, c’est un truc vraiment typique quand tu écoutes du rock ou de la musique alternative, c’est pas quelques chose de notable. Il y a un milliard de morceaux dans lesquels t’as deux couplets de quatre mesures et le reste du temps c’est juste de la musique.(…). Vu que je compose avant d’écrire, il y a des idées musicales qui viennent et qui ne vont pas forcément marcher avec du texte. Mais c’est bien l’arrangement musical le truc stylé, pas ce que je peux raconter dessus. La manière de me rapprocher le plus de la musique que j’aime et que j’aimerais faire, c’est de laisser plus de place à la prod quand je trouve ça pertinent. Les passages instrumentaux, même si je le fait pas tout le temps, c’est archi important pour moi, c’est un truc que je recherche activement. »
La réalisation de Maison à l’aide profite d’une véritable attention quant à son aspect technique. La composition des prods, le mixage et le mastering peaufinent la cohérence d’ensemble de l’EP. On retiendra en particulier le featuring avec Zinée sur le morceau Aluminium et dans lequel un superbe équilibre est trouvé dans la superposition des voix de cette dernière et de Damlif. On reconnaît bien sûr la pâte experte de Sheldon dans cet exercice, et nous saluons l’intelligence collective à l’œuvre sur le projet. Ce travail collectif a semble-t-il été crucial dans le processus de création de Damlif et le rappeur en témoigne en des termes élogieux :
« La 75 elle est venue à un moment où j’avais besoin d’une équipe, c’est un peu ce qui m’a manqué dans mes années formatrices. Au-delà du fait que ça facilite le travail, ça fait surtout des expériences partagées. C’est plus simple à vivre au quotidien car le chemin de la musique, c’est un chemin rempli de défaites. Mais au delà de la 75, c’est plutôt le studio Winslow, et être au studio Winslow ça veut dire être principalement avec Sheldon ou Vidji qui sont deux des meilleurs ingé son avec qui tu peux espérer vouloir travailler. Il y avait également Shien et Yung.Coeur qui sont archi chauds, et vu qu’on se croise au quotidien ça fait qu’il y a des prods à eux sur le projet. Donc, il y a cet aspect équipe mais c’est surtout le lieux qui permet ces connexions parce qu’on se côtoie presque tout les jours et ton travail il est influencé par les gens qui traînent là, des gens talentueux et qui ont des avis intéressants »
Vous l’aurez compris, Maison à l’aide est un projet qu’on vous invite à découvrir. La proposition est originale et elle a du sens. Damlif est un jeune rappeur qui déjà se distingue par ses partis pris artistiques. Nul doute qu’une balade à ses côtés puisse vous faire le plus grand bien. En attendant son prochain projet…