DECOUPER LES CESARS

Je ne parlerais pas de la cérémonie en tant que telle, sur ses prix et ses heureux vainqueurs. Il me semble que le texte de Virgine Despentes paru sur Libération prévaut sur tous les autres. Toutefois, petite note sur Ladj Ly (1er noir à remporter la récompense suprême depuis Abderrahmane Sissako) et Claire Mathon (1ère femme à remporter la meilleure photographie depuis Caroline Champentier en 2011 et Agnès Godard en 2001, soit 3 femmes en 20 ans).

Ce qui m’intéresse c’est sa mise en scène. Pourquoi cette cérémonie inspire-t-elle une étrange sensation de malaise ? Pourquoi en sort-on très souvent gêné ? La réponse peut se trouver dans la réalisation et le montage de ce rendez-vous cinéma annuel.

Plusieurs exemples m’ont frappé lors de cette soirée. Le premier fut le discours d’Aïssa Maïga. Les premières réactions furent assez violentes, mettant l’accent sur l’aspect embarassant de sa tribune. Mais qu’est-ce qui était réellement gênant ? Le discours ou la forme ? Plusieurs soutiens sont heureusement apparus par après et ont mis en lumière la force dénonciatrice des mots d’Aïssa Maïga. Si l’on écoute bien ce que dit la comédienne, il n’y a rien de gênant. Au contraire, sa tribune est assez salutaire. Mais qu’est-ce qui coince alors ? Il me semble que le découpage a sa part de responsabilité.

L’image passe son temps à chercher la réaction, le rictus, le soutien, à scruter l’approbation ou l’incompréhension. La vérité est que la caméra n’est pas du côté de l’actrice. La réalisation ne veut pas écouter ce qu’elle a à dire à ce moment et veut provoquer la confrontation sur la réception du public. Le découpage cherche le combat. Le malaise naît de ce que recherche la caméra. On n’est plus avec Aïssa, on est du côté voyeuriste de la flamme prête à s’embraser. La caméra est inquiète, elle ne peut rester plus de 10 secondes sur le visage d’Aïssa, elle cherche l’appui de son public médusé. Nous, spectateurs mais aussi prisonniers de ce que l’on nous montre, sommes nous aussi contraints à chercher cet appui qui n’arrive pas. La gêne se trouve là, dans ce renvoi qui n’est pas communicatif. Le public des Césars a peut-être compris les mots de son animatrice mais ce qu’il renvoit, par le biais de la caméra chercheuse, est son silence.

Lorsque qu’Aïssa Maïga parle de la représentation des noirs dans la salle (12, chiffre avancée), la caméra s’y prend au jeu et compte avec elle. Karidja Touré, Ladj Ly, Eye Haïdara, Djebril Zonga… Regardez ! On parle de vous ! Agissez ! Réagissez ! Aïssa est seule, bien seule. Elle l’est parce qu’on a décidé que la réaction était plus forte que les mots. La force d’un discours est dans ses mots et dans l’attention qu’on y porte : Le plan fixe est respectueux et digne. A la manière du discours final de Chaplin dans Le Dictateur. Ecoutons. Or la réalisation a opté pour un découpage aléatoire, fragmenté, de sorte à perdre la force des mots dans le regard perdu d’un public qui n’aura jamais le temps de réagir car évidemment, la moyenne du plan sur un visage est de 3 secondes. Ainsi, on découpe toute une tribune pour une question de rythme et on noie le poisson. Ne pas faire de vagues, encore. Le malaise n’était pas dans le discours ni dans le fond (il était même plutôt juste) ; mais était bien dans ce traitement du voir plus. On n’avait pas besoin de voir mais d’entendre.

Cela rappelle cet autre défaut qu’est la coupe musicale lorsque le discours d’un césarisé est trop long. A Swann Arlaud de se taire ; décidément, la parole n’est pas aimée et respectée. The show must go on ironisait Aïssa Maïga. Alors, on ne peut plus rien dire ? Il est hilarant de voir que ceux qui avancent cette phrase sont ceux qui font un brouhaha pas possible. Et lorsque d’autres voix s’ouvrent ? La mise en scène n’est pas souvent à la hauteur. Il faut alors revenir à cet entretien de Mediapart avec Adèle Haenel, inoubliable moment de 2019. Le découpage, ici, sert la parole et le discours.

Et que se passe-t-il lorsque le terrible arrive ? Lorsque Polanski remporte le César du meilleur réalisateur, la panique est aussi audio-visuelle. La réalisation ne sait plus où aller, ne sait plus où se mettre, ne sait plus qui cadrer. Elle passe d’un plan large vide à un plan plus resserré d’une scène qui se vide de ses deux présentatrices et elle repasse à ce plan large silencieux et glaçant. Que faire ? Passer aux réactions ? Arnaud Desplechin ne joue pas le jeu, il est comme tout le monde : stupéfait. Vient alors le moment de grâce avec ce panoramique sur Adèle Haenel. Le point est sur elle, le reste est dans le flou tandis qu’elle traverse ce champ de ruines. Elle disparaît hors-champ laissant la salle Pleyel dans la honte. Impossible de couper.

Beaucoup parlent de la différence avec nos voisins anglo-saxons. Pourquoi c’est mieux là-bas, pourquoi c’est plus drôle, pourquoi c’est plus fluide ? On pourrait admettre que la France a un problème de mise en scène télévisuelle. Un autre exemple passionnant est la mise en scène de la Ligue 1 française de football. Ce n’est pas du cinéma mais comparez les matchs de Premier League anglaise avec ceux de la Ligue 1. Vous verrez que le problème est le même. Que l’amour de la coupe va à l’encontre de l’amour du temps. Que le diktat du rythme va à l’encontre de la grâce d’un instant. Qu’à force de vouloir tout montrer, on ne voit plus rien. Et qu’à force de vouloir tout couper, on ne comprend plus rien.