Du prêche à la thérapie : rencontre avec Tuerie

L’écoute de la musique de Tuerie peut renvoyer à beaucoup de sentiments mais ne peut en revanche pas évoquer l’indifférence. C’est dans un voyage introspectif que l’artiste nous propose de plonger. Un récit, celui d’une enfance complexe, pleine de doutes, de peurs, de persévérance. Tuerie nous propose un premier EP ambitieux, tant dans la forme que dans le fond. On a donc décidé de le rencontrer et de revenir en détail avec lui sur le récit qu’il nous propos et sur la direction musicale vers laquelle il nous emmène.

Quand commences-tu à travailler sur BLEU GOPSEL et dans quelle perspective te places-tu au sein de cette élaboration ?

Je commence à travailler dessus il y a deux ans et demi. Je mange le confinement comme tout le monde donc je prends du retard, ça aurait pu sortir il y a peut-être un an s’il n’y avait pas eu tout ceci. 

shoot by @clement_kdo

Tu sais déjà que tu vas tendre vers cette forme intense d’introspection ? 


Tout à fait, pour une fois, je ne me suis pas mis de limite artistique. Je sais ce que j’ai envie de faire néanmoins je mets un peu d’eau dans mon vin car je me dis que si je vais encore plus loin les gens ne vont pas comprendre. Je me pose quelques limites, mais elles sont fines. Je voulais que les auditeurs apprennent à me connaître avant de leur faire une proposition encore plus folle. 

Tu dis “ pour une fois je ne me suis pas mis de limite artistique”, au sens où ce que tu proposais jusqu’à maintenant résultait aussi de contraintes que tu te donnais ? 

Bien sûr. Il y a une certaine pudeur. Anciennement je mettais quelque chose comme 80% de phase égocentrique dans mes titres et 20% de choses tendant plus vers l’introspection et là j’ai décidé de faire l’exact inverse avec donc une véritable volonté d’introspection, une volonté autobiographique, en y ajoutant une dimension plus légère, je n’ai pas envie qu’on aie pitié de moi (rire). 

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Est-ce que c’était important de te prévaloir de ce que tu identifies comme un sentiment de pitié ou de peine qui pourrait envahir les auditeurs ? 

Bien sûr. C’était fondamental. C’est pour ça que j’entends très souvent “Ouais mais mec tu sais quoi je suis un peu gêné car tu racontes des trucs graves mais en même temps j’ai envie de danser dessus”, je réponds qu’ils font comme ils veulent. Pour commencer, moi je considère que c’est de l’entertainment. Mon métier avant tout c’est faire oublier aux gens leurs quotidiens de merde, leur faire entendre des situations pires que celles qu’ils vivent, je pense que c’est ça l’idée derrière tout ça.

 Qui est le petit Tuerie pour toi ?

C’est un gentil gamin qui a les yeux remplis d’utopie et qui a un imaginaire très fort et c’est d’ailleurs celui-ci qui l’aide à survivre. Le petit tuerie fonctionne avec le sourire pour se protéger.

 Sur la direction musicale, dès l’introduction avec le titre Prêche, tu démarres avec une proposition très riche en terme de composition, passant du gospel au jazz notamment. Des choix qui sont éloignés de ceux que tu mettais en avant auparavant. Pourquoi aujourd’hui tendre vers une musicalité comme celle-ci ?

Cette introduction veut dire attendez vous à tout comme attendez vous à rien. Je commence en chantant avec une voix pitchée, pour laisser place à quelque chose de presque a capella. D’une certaine manière j’avais envie de me démarquer. Je ne voulais pas forcément la grosse intro à la Meek Mill avec le piano, les notes graves, les violons. Il fallait que je commence cet EP comme un prêche. J’avais l’envie qu’on se représente quelqu’un au coin d’une rue de New-York, avec sa team et qui essaye de dire la vérité aux gens. En général ces gens qui prêchent dans la rue tu ne fais pas attention à eux. Tu les entends gueuler très fort mais tu passes ton chemin. Concernant le jazz c’est que c’est une musique sans règle, donc je trouvais que ça annonçait vraiment bien la suite du projet finalement. Il faut savoir que j’avais 14 ans dans mon premier live band. Je suis habitué à être accompagné des musiciens. Les gens qui m’ont déjà vu sur scène savent que c’est pas déroutant de m’entendre sur ces sonorités.

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Toujours sur Prêche, tu vas longuement répéter “ Là d’où je viens on meurt avec des rêves”. Est-ce que tu peux développer cette phrase, est-ce qu’elle fait appel à une réalité personnelle ?

Je viens d’une ville, Boulogne-Billancourt, connue pour être l’une des pépinières du rap. Il y a un certains coins de Boulogne, Boulogne sud exactement, où les jeunes ont une forte croyance dans la capacité à s’en sortir qui serait réalisable via le football. Mais ces places sont très chères, avec très peu d’élus au final. Il y a toute une ribambelle de gosses qui vont littéralement mourir avec leurs rêves, enfermés dans leurs quartiers, ou d’autres qui vont s’en sortir. Je viens de ces coins-la et je sais défendre cette réalité-ci car je me suis occupé de ces gosses. À côté de ça moi aussi j’ai été un gosse avec un rêve et le chemin a été sinueux, si j’étais pas aussi têtu, je pense que je serais aussi mort avec mes rêves.

Quel est le chemin mental par rapport à tout ceci, que toi, tu as parcouru ? 

Déjà je pense que j’ai toujours fait de la musique de motivation, je me parlais peut-être à moi même. Je pense avoir eu des responsabilités très vite et donc avec celle-ci j’ai dû faire preuve d’exemplarité. Aujourd’hui j’ai un fils, je me suis dis que si j’abandonne mon rêve, si lui à un moment donné veut abandonner le sien, je serais qui pour lui dire de ne pas le faire ? C’est aussi simple que ça. Il y a aussi mon label , le Foufoune Palace, on est vraiment une bande de frères, et on se tire constamment vers le haut. La musique c’est des sacrifices et maintenant que j’ai impliqué des gens dans mon projet je ne pourrais pas me permettre d’abandonner. 

La question autobiographique qu’on a abordé précédemment, comment l’as-tu appréhendé ? Est-ce que c’était nécessaire pour coller à cette forme d’authenticité à laquelle tu fais appel ou alors tu as également vu cet exercice comme une forme de thérapie face à des épisodes de ta vie ? 

Il faut savoir que j’ai fait cet EP comme si c’était le dernier pour me montrer de la manière la plus authentique possible avec aussi une volonté de guérir d’une certaine manière. Je me retrouve aujourd’hui avec des messages de gens qui me disent qu’ils se reconnaissent dans mes textes, qui me remercient, ça me touche et ça me donne des clés surtout. Aujourd’hui je me demande si je ne fais pas un certain type de musique pour ça aussi, pour finalement aider mon prochain. Car oui à la base j’ai fait ça égoïstement quelque part, mais par la suite on se retrouve à aider des gens et il n’y a rien de plus agréable dans la musique. Concrètement par contre ça été difficile de le faire. Un titre comme Tiroir Bleu après l’avoir posé, je ne pouvais plus bouger pendant 10 jours, j’avais des courbatures, j’avais l’impression qu’on m’avait tabassé tu vois. 

shoot by @clement_kdo

Ce titre était pour toi fondamental dans la tracklist ?

Au-delà de ça, je pense qu’il était nécessaire. J’étais obligé. C’était très important de coudre autour de lui.  Je veux faire ce titre depuis l’âge de 14 ans, je me suis toujours dit que si un jour je sortais un album, ce titre y sera sans hésiter. Et puis je ne sais pas il y a un truc qui te dit c’est le moment. 

Et finalement sur le choix de son interprétation, pourquoi avoir tendu vers celle-ci ? 

Car il fallait selon moi que j’aille au bout. La première partie je la pose sans prendre de voix, et puis je me dis non ce n’est pas entier. Il faut que les gens ressentent le truc. J’étais obligé d’incarner totalement mes parents. Même le flow que j’ai, c’est celui d’un gosse de 8 ans. Quand un enfant te demande s’il peut dormir chez un copain, il te parle exactement comme ça. Donc je me suis remis dans ma peau de bambin et j’ai imité mes parents. 

C’était j’imagine également fondamental de donner un univers visuel à ce morceau et de l’illustrer de manière cru

Complètement. C’était très important. Je voulais un truc assez fou, décousu mais pas trop, ça a été très difficile à doser. Avec le réalisateur on a les mêmes références, à la fois beaucoup de cinéma des années 90, croisé avec un univers très comédie musicale. Si on fait attention beaucoup de choses sont chorégraphiées, on voulait également que le public ressente la situation d’urgence mais qu’il reste tout de même au théâtre. 

Dans le titre de Low, tu parles de la transition entre tes âges, le moment où tu es devenu adulte en regardant d’un coin de l’œil l’enfant que tu étais. Que penserait le petit Tuerie du grand Tuerie, et est-ce qu’il le verrait évoluer comme ça ?

Je pense qu’il se dirait waouh, c’est quand même un mec cool. C’est un mec qui s’est battu pour son rêve. Je pense qu’il pourrait prendre le grand Tuerie en exemple. Pour l’évolution je ne pense pas, le chemin a été semé d’embûches. Entre le point de départ et d’arrivée il y a énormément d’incertitudes.

Là où dans Tiroir Bleu  on est vraiment dans quelque chose de très descriptif, de très narratif, dans le titre Sublime tu tends vers l’analyse de tous ces épisodes qui te sont arrivés en portant un regard sur ce passé. Est-ce que toi tu recherchais cette finalité dans l’élaboration de l’EP en lui-même ?

Avec Sublime, c’est une conversation entre mon fils et moi. Je lui raconte mes stigmates, mes souffrances, le manque d’un père, mais que lui n’a pas à s’en faire. Si admettons je faute ou que je failli à ma mission, il y aura toujours sa mère, qui est une maman formidable. C’est aussi simple que ça. Ça n’a pas été compliqué car je m’adresse directement à lui comme quand on parle tout le temps. Je pense qu’il l’écoutera plus tard et qu’il aura une nouvelle lecture dessus. 

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Pour revenir à des considérations plus musicales, sur le titre Le Givre et le vent, à l’outro du morceau tu bascules complètement dans la variété. Tu peux revenir sur ce choix et qu’est ce qui t’animes dans celui-ci, dans cette porte ouverte musicale, que tu laisses tout au fil de l’EP ?

Ce côté variété fait entièrement partie de mon ADN donc c’était très important pour moi de le placer. Ce que je dis dans la première partie, ce que je dis de manière rapper et très égotrip, c’est exactement la même chose dans la seconde mais sous une autre forme d’interprétation. Ma volonté était de montrer que j’ai n’ai pas de difficultés à opérer les deux, et que au-delà de ça, j’adore ça. Avant je faisais ça de manière très ponctuel, désormais j’ai envie de me montrer tel que je suis.

Sur Bouquet de Peur, est-ce que tu es d’accord avec moi si je te dis que j’y ai trouvé ce qu’on appelle aujourd’hui le rap gospel, dans la forme je précise, et non pas dans le fond ? 

En fait tu sais, j’ai donné un peu le bâton pour me faire battre. Je ne fais pas du rap évangéliste. Ce titre est vraiment celui qui est le plus gospel du projet. Ce morceau j’aurais pu l’appeler Bouquet de peur (gospel). J’avais besoin qu’on entende cette sonorité-ci car le gospel c’est la forme de musique la plus pure je trouve. C’est une musique qui t’emporte. C’était fondamental pour moi d’utiliser ce process. Et en plus ça m’a permis de faire une chanson avec l’un de mes héros d’adolescence, Greg, qui fait partie du groupe Trait d’Union, qui avait fait le titre Au Bout de mes rêves.