Fianso, sociologie d’un affranchi

France Culture

« Fianso, le rappeur aux mille visages », titrait Le Parisien pour illustrer l’interview de Sofiane Zermani, qui était à l’affiche de Gatsby le Magnifique, les 2 et 3 mai à la Maison de la Radio. Rares sont les personnes qui n’ont pas croisé la route de Fianso depuis 2016, puisqu’il est partout. Au théâtre donc, mais aussi au Zénith de Paris pour un concert à guichet fermé, en studio comme principal artisan de l’album 93 Empire, au cinéma en compagnie de Matthias Schoenaerts et Reda Kateb, sur internet aux manettes de Rentre dans le cercle, dans les coulisses comme producteur de Soolking et Heuss l’Enfoiré, et bientôt à la télévision, dans Les Sauvages, série produite par Canal +. 

Le succès est durable, et il semble que Sofiane ait transformé l’essai, en ne triomphant pas seulement dans le rap, mais en bâtissant ce que lui-même assume être un empire. Mieux, il a diversifié ses activités, collaboré avec des personnes et des institutions d’horizons tout à fait différents, faisant de lui ce que les sciences sociales appellent un transfuge de classe (ou transclasse) : un individu qui franchit les frontières de classe et change de milieu social. Fianso, self-made man ? Assurément ! Mais sa trajectoire, unique pour un rappeur en France, pose aussi des questions pour les sciences sociales. De la même façon que Norbert Elias dans son ouvrage  Mozart. Sociologie d’un génie  (1991), estimant que « pour comprendre un individu, il faut savoir quels sont les désirs prédominants qu’il aspire à satisfaire », il est possible d’esquisser une sociologie de l’individu-artiste dans son époque.

Le « rap game », un champ (de bataille) ?

On peut définir le champ social comme un « espace structuré de positions […] [où] les luttes ont pour enjeu l’appropriation d’un capital spécifique [1] ». Appliqué au rap en France, nul doute que cet « espace structuré de positions », nous fait tous penser au rap game, cette compétition plus ou moins fictive où les rappeurs luttent pour en devenir le boss. Le capital spécifique peut prendre plusieurs formes, mais il est généralement un mélange du succès d’estime (la reconnaissance par les autres rappeurs), du succès commercial (le nombre d’albums vendus) et de l’argent (revendiqué) gagné. On pourrait donc placer les artistes-rappeurs sur un continuum en fonction de la nature de leur capital spécifique, de l’équilibre de celui-ci entre succès d’estime et succès commercial. À une extrémité, on trouverait les fameux « rois sans couronnes », qui n’ont jamais obtenu de disque d’or tels que Salif ou Nessbeal, et à l’autre, les rappeurs considérés « grand public » à la frontière du genre rap d’après les médias spécialisés.

Si pour Fianso, le succès national date de 2016, sa présence dans le « champ rap français » date d’une dizaine d’années à cette époque-là. Entré pour la première fois en studio à 19 ans, en 2001, il collabore avec des rappeurs connus et reconnus à partir de 2009 – 2010, notamment Mister You, Seth Gueko, et Lacrim. Signé dès 2007 chez Karismatik, label indépendant déjà installé, il sortira deux mixtapes avec eux, avant de lancer sa propre structure. Au début des années 2010, si le succès commercial n’est pas au rendez-vous, Sofiane bénéficie néanmoins d’un succès d’estime incontestable. En témoignent les featuring avec des rappeurs (re)connus du champ rap : Kery James, Nakk Mendosa, Rohff ou bien Mac Tyer. Lui-même, expliquera, invité à Sciences Po lors des Rendez-vous de la création, qu’à cette époque il faisait « du rap pour les rappeurs » et aujourd’hui « du rap pour le public ».

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 Tout cela confirme qu’une analogie est possible entre le rap game et le champ artistique (ou littéraire), et qu’il existe un « pôle temporellement dominé et symboliquement dominant du champ, les écrivains qui produisent pour leurs pairs, c’est-à-dire pour le champ lui-même […] et à l’autre extrême, ceux qui produisent pour les régions dominantes du champ du pouvoir [2] ». Au même titre que Lino, souvent cité comme rappeur favori lors des interviews de rappeurs, Sofiane avait à cette époque, une position déjà symboliquement dominante dans le champ rap. Fianso semble avoir transformé ce « capital social rap » en capital social tout court : il est désormais comme chez lui à Universal, filiale du groupe Vivendi ou bien invité par Abdelkader Mesdoua, Ambassadeur d’Algérie en France.

Et Sofiane (Zermani) retrouva son nom de famille

Lors de son propos introduisant la représentation de Gatsby le Magnifique le 9 mai à la Maison de la Radio, Blandine Masson, directrice de la fiction chez France Culture, a prononcé un mot qui pourrait paraitre étranger à l’oreille d’un auditeur de rap : Zermani. Celui qui a choisi pour nom d’artiste son vrai patronyme, s’est aussi fait appeler « Fiansomaan », puis « Fianso » ou bien « So ». Mais chez « ses amis » de France Culture (comme il le dit lui-même), Sofiane a retrouvé son nom de famille et c’est un privilège assez rare dans le rap pour le souligner. Il est certainement le seul rappeur à connaitre ce privilège. Ken Samaras, connu sous le nom de Nekfeu et à l’écran dans « Tout nous sépare » avec Catherine Deneuve en 2017, a d’ailleurs dû se contenter de son nom de scène sur l’affiche.

Sofiane est né de l’union de deux immigrés algériens : son père était berger en Kabylie, puis commerçant sur les marchés en France, tandis que sa mère était secrétaire. Il a grandi à Stains, vécu au Blanc-Mesnil en Seine-Saint-Denis, quitté l’école à 15 ans et a été condamné à plusieurs reprises par la justice. Bref, statistiquement, Sofiane Zermani semble être bug, une énigme dans le système des sciences sociales. Et ceci d’autant plus quand on sait que les deux facteurs les plus importants d’une trajectoire sont le niveau de diplôme et l’origine sociale. Son parcours déjoue les pronostics, même si tout le monde lui reconnaissait un talent et une détermination certaine, même avant son succès. Il existe toujours des signaux faibles qui peuvent renseigner sur le potentiel d’un individu, mais ils n’apparaissent évidents et prégnants qu’une fois que ce dernier a effectué son ascension sociale. Qui pouvait affirmer que le fait que sa mère travaillant chez France Loisir, lui donne accès à la lecture, jouerait sur sa capacité à (bien) écrire et s’exprimer, jusqu’à jouer au Festival d’Avignon ?

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Sofiane n’a pas attendu un succès national pour entreprendre des choses et les réussir, ou bien en tirer des leçons. S’il a mis du temps à « percer », il vivait (au moins en partie) de la musique depuis quelques années, étant déjà à la tête de INM Publishing, entreprise de studio d’enregistrement et d’édition musicale. Comme il l’explique lui-même, ses multiples galères depuis le début des années 2000 furent des épreuves où il a acquis des compétences de toutes sortes. Le succès de Sofiane, qui dépasse les frontières – nationales, tout comme celles du genre rap – est assurément à mettre en contexte avec l’époque dans laquelle il s’inscrit. À ce titre, la comparaison avec la sociologie de la carrière de Mozart opérée par Norbert Elias a un potentiel éclairant, pour peu que l’on résiste au simplisme et à l’anachronisme. À propos de l’affranchissement de Mozart de son employeur en 1781, le prince-archevêque de Salzbourg, Norbert Elias affirme par exemple qu’il n’est « guère pensable que ce geste d’un artiste relativement célèbre dans le monde musical de son époque pour échapper à la position traditionnelle de serviteur et sortir du schéma social correspondant à sa profession soit resté sans influence sur son travail de compositeur [3] ». Tout cela nous incite à aller chercher dans la trajectoire des individus-rappeurs les raisons d’une telle orientation esthétique et artistique, comme au hasard, la récurrence du champ lexical du pouvoir (empire, affranchis, etc.)

Conclusion : sur la culture 

Cette succincte sociologie de l’individu-rappeur qu’est Fianso nous mène à esquisser une réflexion sur la culture des individus, mais aussi plus généralement sur la culture comme objet pour la sociologie. L’analyse des probabilités et des tendances ne pourrait donner lieu à des prédictions par les sciences sociales. Personne ne pouvait prédire l’invitation de Sofiane Zermani par l’École du management et de l’innovation, encore moins qu’elle ferait l’objet d’un discours plus qu’élogieux de Frédéric Mion, directeur de Sciences Po. Sofiane était-il lui-même conscient que d’être « un kiffeur de théâtre […] venu au rap par l’écriture » lui permettrait de revenir au théâtre ? Tout cela implique d’être aussi au bon endroit au bon moment, à une époque où le rap jouit d’un succès chaque jour plus important. 

Cette présence durable du rap dans une culture populaire de plus en plus valorisée est en outre un indice des « transformations significatives du rapport des Français (y compris du côté des élites) à la culture depuis les années 1960 [4] ». Les jeunes qui écoutaient Paris sous les bombes [5] en ont presque 40 aujourd’hui, et parmi ces personnes socialisées en écoutant du rap français se trouvent des responsables politiques ou des chefs d’entreprise, confirmant qu’il est « désormais impossible de faire comme si on avait affaire à un espace culturel homogène sous l’angle de la légitimité, c’est-à-dire structuré de part en part par une opposition légitime/illégitime univoque [6] ». À 32 ans, Sofiane représente cette reconfiguration des pratiques culturelles, créant les conditions d’existence de transfuges de classe qui « restent vrais », citent René Descartes mais voient du potentiel dans le gaming. Pour autant, quelques indices, provenant d’institutions pourtant considérées comme progressistes sur ces questions, nous indiquent que les révolutions au sein de la culture sont l’affaire d’un temps long. 

[1] « 1. Champ, hors-champ, contrechamp », in Bernard Lahire, Le travail sociologique de Pierre Bourdieu, La Découverte « Poche/Sciences humaines et sociales », 2001, pp. 24-25.

[2] Bourdieu P., 1992, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Paris, p. 347.

[3] Elias, N., 1991, Mozart : sociologie d’un génie, Éditions du Seuil, p. 37.

[4] Lahire B., 2004, « Individu et mélanges des genres », Réseaux, 4, 126, p. 99.

[5] NTM, Paris sous les bombes, 1995, Epic Records

[6] Lahire B, 2004, op. cit. p. 95.