Partiellement éclipsé par la sortie de l’album de Tyler the Creator la semaine passée, le trio d’Arizona Injury Reserve sortait discrètement un petit diamant brut. Le pionnier d’Odd Future ne revendiquait pas un album de rap, Injury Reserve a fait tout l’inverse: sur 13 titres ils ont exploré les contours de toutes les formes de rap possibles. De la trap énervée aux ballades, de sons old school, du spoken word à l’autotune, il y a tout ce qu’on peut trouver dans le paysage actuel du rap en seulement trois types. Au point parfois qu’on ne soit pas vraiment sûr d’écouter un seul et même album. La liste même des invités reflète la diversité des sonorités: du futuriste et énervé JPEG Mafia au très pop Aminé en passant par l’historique Freddie Gibs sans oublier Rico Nasty ou Cakes Da Killa, l’underground doré s’est donné rendez-vous sur cet album.
Il y a des titres faciles d’accès comme What a year it’s been, New Hawaï ou encore Best spot in the house. Une atmosphère qui oscille entre Brockhampton et l’univers Odd Future, avec le même aspect légèrement désenchanté, une rythmique complexe mais un résultat fluide et des thèmes assez sentimentaux pour toucher le plus grand nombre. Quand Jawbreaker se canalise dans un schéma plus conventionnel, GTFU est un déversement de violence et de colère sans doute initié par JPEG Mafia duquel on aura du mal à ressortir sans une envie de bruler des voitures.
Les paroles sont aussi ambiguës que le projet, à moitié dans la tradition, à moitié dans le futur, entre la nostalgie et le scepticisme de leur époque et l’univers dans lequel ils évoluent. Ce n’est cependant pas le même recul que chez Tyler ou Earl Sweatshirt, ce n’est pas une remise en question acerbe qui débouche sur un retranchement, ce sont juste trois personnes incrédules qui pensent qu’elles doivent parler de ce qui les laissent si perplexes. De ceux qui se paient un Off White plutôt qu’un loyer sur Jawbreaker, du sexisme de l’industrie de la mode instagrammable et de la musique par la voix de Rico Nasty. Ne vous méprenez pas, ce n’est pas du rap conscient, c’est un rap qui décrit et qui interroge mais qui ne moralise pas. C’est un album éminemment actuel, dans son rapport à la technologie sur Jailbreak the Tesla ou QWERTY (Interlude), audiodescription d’une attaque d’un virus informatique.
Une fois la situation dressée ou du moins constatée, l’heure est venue de troller avec le titre Rap Song Tutorial. Un guide pour la construction d’un titre de rap comme l’indique son nom qui met en lumière le fait qu’à l’heure actuelle la production d’un titre répond à un schéma identique pour tous mais seulement prolifique pour certains. Une mécanique trop bien rodée, trop bien assistée par ordinateur pour être vraiment sincère ou du moins originale. Free men weave rapporte lui l’aspect plus soul, plus jazzy avec l’arrivée de violons, des cuivres et un peu moins de futurisme. Il y a beaucoup de recul et de maturité dans les propos et la scénarisation de l’album: ce n’est pas brouillon mais diversifié, ce n’est pas un pamphlet mais un état des lieux d’une époque légèrement fucked up à tous les niveaux. Sur What a year it’s been, il est question d’alcoolisme et du refuge que celui-ci a pu représenter l’année passée, sur New Hawaï c’est d’un amour pur et simple dont on nous parle, avec la même distance qu’on nous parle des abysse, on nous raconte l’amour fou.
Ce pourrait bien être l’album que les fans des premières heures attendent. Celui qui révèlerait au monde ce qu’ils savent depuis 2015: que cette formation a quelque chose de différent, dans son potentiel, dans son identité et dans ce qu’elle peut proposer au paysage du rap actuel. Il s’en dégage une énergie et une maitrise qu’aucun amateur de rap, et peu importe de quel type de rap on parle, ne peut dénigrer. Injury Reserve sort donc un premier album éponyme, il ne reste plus qu’à espérer que cette fois le message soit passé, tout est là, tout est bien, servez-vous, ça commence à faire un moment qu’ils attendent.