Kanye West au chevet de son art

Il n’y a aucune gloire à exalter son caractère de génie dans la controverse, il est au contraire relativement minable de croire que c’est celle-ci qui en consolidera le statut. Bien à l’aise pourtant avec cet aura de génie disruptif, après des années de préparation et au moins une de teasing, Kanye West a enfin sorti DONDA, le 29 Aout dernier, à 14h, plus ou moins par surprise. Inutile de prétendre que ce n’est pas un évènement, cela fait déjà un bon moment que chaque acte du rappeur en est un, d’autant plus quand il concerne ce pourquoi il est quand même là à la base, la musique, mais force est de constater que pour moi, la route commune s’arrêtera ici. En tout cas dans ce qu’elle pouvait contenir d’empathie, d’efforts d’interprétation, parfois alambiqués, souvent naifs avec le recul et potentiellement d’excuses. Nul doute sur le fait que DONDA est le meilleur album du rappeur depuis 2016 et The Life Of Pablo, nul doute aussi sur le fait qu’aujourd’hui plus que jamais il n’y a aucune séparation de l’homme et de l’artiste qui tienne. Vous ne me verrez pas contredire le fait qu’aucun rappeur voire artiste contemporain n’a l’envergure ou l’ambition d’un Kanye West, qu’il a fourni une des plus belles discographie de la discipline, mais vous ne me verrez pas non plus me servir de ces réalisations passées comme d’un gilet pare balle pour ce qui constitue l’absurde au mieux, l’indécence au pire. 

Si vous étiez un minimum présent sur les réseaux cet été, vous avez déjà suivi de près ou de loin le feuilleton DONDA. Fin juillet, une premiere listening party à Atlanta, dans un stade où Kanye a élu domicile, pour une sortie annoncée fin Aout (la premiere d’une interminable série de promesses non tenues), puis le 6 rebelote au même endroit mais nous voila arrivés au 15 Aout et toujours rien. Et enfin l’annonce d’une 3eme listening party, à Chicago cette fois, avec des moyens colossaux et une échéance plausible. De toute cette aventure Kanye ressort avec un joyeux butin monétaire, une attention certaine du monde entier et une excitation qu’il réussi à raviver chez les âmes/fans égarés. Le mystique attise la curiosité, les extraits aussi, les invités prestigieux et les ambitions pharaoniques sont en effet admirablement instrumentalisées. Mais voila, le 27 août dernier, dans ce replica de maison d’enfance qu’il a fait reconstruire pour l’occasion et là où la foi de Kanye avait habité toutes les précédentes apparitions, sur le porche on retrouve Marilyn Manson, se font entendre les voix de DaBaby, Chris Brown ou encore Don Toliver. Déjà de prime abord, ça fait beaucoup de pécheurs pour un homme qui a choisi de sortir uniquement une version censurée de son projet après s’être promis de ne plus jurer dans ses morceaux par conviction chrétienne. Mais chaque version a jusqu’ici été différente, peut-être que celle-ci en est une de plus mais qu’elle ne passera pas forcément le produit final, restons optimistes. Le 28 évidement il n’y a rien, l’équipe de Kanye poste un « Delivered… » qui laisse entendre que nous allons enfin pouvoir accéder à cette oeuvre sous peu, et le dimanche à l’heure de la sortie de table et d’été, 14h, DONDA is OUT. La braise s’enflamme, le monde du rap s’arrête et tout le monde découvre un mastodonte d’1h48, 26 sons et une cover finalement noire. Tout ça pour ça. 

Il faut être transparent et s’avouer que fan/auditeur ou non, l’évènement est réussi. A part ces échanges entre imbéciles trop riches avec Drake, la promo est bonne, l’artistique au sens large en est le fond, l’homme se tait, ça change, on pourrait penser que la concentration est revenue. Il faut être transparent et s’avouer que fan/auditeur ou non, les premiers morceaux ne laissent pas indifférents et brillent de grandiloquence et d’ambition comme on en entend que très rarement dans un univers rap pourtant si vaste. Donda Chant qui ouvre l’album laisse entendre une entrée dans une expérience plutôt qu’une simple écoute, on se croirait revenu à la grande ère de TLOP, le souci de l’auditeur semble revenu. God Breath, Jail qui malgré ses protagonistes est un très bon morceau ouvrent le bal, attisant la curiosité et l’enthousiasme d’un Kanye revenu dans des sonorités plus électroniques que ses dernières escapades gospel, la où son génie est plus apte à se déployer. Mais Off The Grid est la première immense claque de ce projet, principalement parce que Fivio Foreign rappe comme s’il vivait ses derniers instants sur terre. C’est le premier indice de ce qui s’avérera un constat récurrent : Kanye se fait manger par ses feats, qui fourniront à terme presque sans exception les meilleurs morceaux de l’album. Ce début de projet enchaîne les très bons titres, impactants, imposants même, la confiance se réinstalle.

Hurricane est aussi une franche réussite, qui avait déjà brillé dans les listenings party précédentes. Believe What I say est également un excellent titre sur un sample de Lauryn Hill impossible à mal exécuté mais brillamment utilisé, 24 est chargé du mystique de TLOP, Remote Control s’essaie à des experimentations électroniques, un peu trop timide mais intéressantes, Moon est un bijou, Heaven and Hell aussi. Tout aurait pu s’arrêter là, à l’exception de Junya, ce aurait été un très bon projet pour le Kanye d’aujourd’hui. Mais s’en suivent 13 autres titres dont à l’exception du magistral No Child Left Behind, rien ne ressort vraiment à part la médiocrité d’un verse indécent de Pop Smoke (laissez le partir par pitié), et surtout, c’est si long. Quand Kanye a fourni la premiere version de TLOP à Rick Rubin, elle contenait 116 titres, Rubin en a gardé 16. Clairement il y a un manque de direction, de concentration et surtout, de contrôle d’une entité supérieure au mieux ou au moins extérieure à lui-même.

Alors sous 1H20 bien dispensables se noient ces perles, imposant le constat qu’on avait tant cherché à fuir, l’homme n’a plus aucun contact avec la raison, n’entend plus que lui et son impulsivité. Et la loghorrée mystique s’enchaine, difficile à prendre au sérieux quand on voit ceux qui l’entourent, et les basses semblent dénuées de raison quand les orgues sont des clichés d’eux mêmes. Et peu à peu la désillusion impose sa victoire, l’homme n’a pas seulement fait de la provocation avec ses invités, ni avec ses sorties sur l’IVG, l’esclavage ou encore son soutien à Trump, il n’y a pas d’explication plus grande derriere toutes ses actions que l’égocentrisme, la mégalomanie et l’absence totale d’une empathie et d’un altruisme qu’il exergue pourtant dans ces titres si pieux. Alors certains diront que c’est pour évoquer le pardon, mais entendre ce « guess who’s going to jail tonight? » arrogant n’est pas anodin, comme de s’entourer de deux homophobes notoires ou d’un homme qui bat sa compagne. Et franchement, à ce stade d’indécence pour un auditoire global qui a un lien tout particulier à Kanye, très personnel car c’est ce que déclenchent les superstars, l’idolâtrie et le sentiment d’affiliation, pour être témoin de ça, en termes non littéraires : la flemme. Alors oui des soubresauts viennent tenter de nous récupérer, principalement dans les feats, notamment Baby Keem ou Young Thug qui délivrent des performances dantesques quand le personnage le moins fascinant de ces morceaux reste Kanye et le constat est amer (et long encore une fois).

A ce stade la musique n’est plus aussi importante que le divertissement, elle tendrait même à devenir moins interessante, l’album n’est clairement pas complètement fini, comme Kanye le laisse entendre le lendemain en disant qu’Universal l’a mis en ligne sans son accord , la curation n’est pas faite, et là encore, par caprice plus que par vision, Kanye semble donner de la confiture aux cochons (nous). Ils sont toujours présents les éclairs de génie de Kanye West, sans aucun doute, mais ils ont enfin cédé sous le poids du bourbier qu’est son égo, de la damnation qu’est une influence si monétairement imposante qu’elle vous prive de garde-fous. 

Patience est mère de toutes les vertus. La patience a été déployée, le pardon aussi, à maintes reprises, l’empathie, la fascination aussi, l’idolâtrie par moments, mais cette fois-ci, à titre personnel, c’est le point de non retour. Donda aurait été un excellent album s’il avait su, comme son auteur, considérer les autres plutôt que la vision floue, hystérique et égocentrée de son créateur. En tant qu’athée il serait malvenue de juger la foi d’un croyant comme Kanye, en tant que personne morale par contre il n’est pas malvenue de me dire que la religion à l’air simple et utile quand on en voit que les côtés qui arrangent mais qu’elle me semble de toute manière assez en inadéquation avec le fait de réhabiliter un violeur, un agresseur sexuel, un homophobe ou un homme qui bat sa compagne et de toute façon bien trop noble pour servir ce but. Alors voila, après je ne suis pas un génie d’artiste, mais en tout cas je ne serai plus non plus de la partie pour applaudir et expliquer les faits et gestes d’un homme qui accumule une richesse sur un divertissement qui ne connait plus aucune d’empathie ou tout simplement d’attention et d’intérêt pour quiconque d’autre que lui, au prix de son génie pourtant certain.