Quand l’Est s’éveille(ra)

Peu de gens imaginent ce à quoi ressemble la Géorgie. Qu’est-ce qui fait vibrer sa jeunesse, qu’est-ce-qu’elle écoute, comment vivent les gens, à quoi ressemblent leurs trottinettes électriques? On pourrait dire la même chose de la Pologne, l’Ukraine ou l’Arménie. Sans interêt personnel pour cette zone, il n’y a aucun discours médiatique et un poids historique trop lourd pour que les touristes de masse s’y aventurent. Et tant mieux, il s’agit sans doute là de leur plus grand atout. Au-delà de la beauté de ces pays, de leurs villes, de leurs populations, il y a surtout un espace marginalisé par le désintérêt, un espace de création fascinant. 

Basé dans des anciennes usines, haut lieu de la mode durant l’ère soviétique, le collectif MATÉRIEL a créé une marque et ses filiales fascinantes. Aujourd’hui commercialisés sur les sites les plus hyper tels que Farfetch, Net-à-Porter ou chez FrankieShop à Paris. L’espace est alors devenu un atelier ouvert aux jeunes designers précieusement sélectionnés pour offrir des collections diverses mais toujours affilé à une avant-garde locale. Aujourd’hui ce sont Aleksandre Akhalkatsishvili et Lado Bokuchava qui sont aux manettes. MATERIEL ne propose pas seulement un soutien financier aux jeunes gens souhaitant se lancer dans la création mais également toute la logistique de relations presse, d’apport des tissus ou de main-d’oeuvre. Mais MATERIEL ne s’est pas cantonné à une haute couture faite pour les podiums, avec le label DOTS ils ont atteint une cible plus populaire (vous pouvez avoir un manteau pour 130€/475 GEL), investissant même le plus grand centre commercial de la capitale. 

Materiel FW19

Derrière la démarche réutilisant les infrastructures et l’esprit d’équipe du communisme se traduit une envie d’indépendance foncièrement moderne. Les silhouettes vont des blazers/cyclistes aux longs manteaux asymétriques, des micro jupes en cuir aux longues robes à épaulettes, rien n’est interdit, tout peut être porté et dessiné si cela reste d’une certaine féminité. 

Situationist Campaign 19

En haut de l’affiche se trouve également la marque Situationnist. Irakli Rusadze a fondé sa marque en 2008 alors qu’il avait à peine 18 ans et qu’il avait tout appris en autodidacte. Longtemps cantonné aux petites collaborations avec des maisons de mode en Azerbaïdjan ou au rôle de directeur créatif, il y a depuis eu un tournant, celui-ci s’appelle Bella Hadid. La super modèle  avait alors été vue en total look Situationist lors d’un diner avec Ricardo Tisci, aujourd’hui à la tête de Burberry. Au programme des costumes oversize mais sans l’exagération de VÊTEMENTS, des longs manteaux de cuir à la Matrix, l’importance des ceintures et du cuir aux pieds. Le designer revendique cette simili approximation dans la coupe des vêtements, pour lui les pièces ne sont pas taillées pour le corps mais pour la personnalité. Si la définition de la féminisation peut apparaitre similaire à MATERIEL dans ses grands volumes et sa multitude de costumes, Situationist offre aussi tout un pan beaucoup plus sur mesure avec notamment le travail du cuir. Sublimer les silhouettes mais ne pas les enfermer, leur donner une impression de pouvoir et une attitude propre à eux-même, dans un certain sens distancié de ce que proposent les grandes maisons de mode plus institutionnelles comme Chanel ou Dior. On est très peu dans le motif, la surimpression ou les couleurs vives mais plus sur une altérité discrète, pensée mais pas revendiquée, pas dans le m’as tu vu. 

JANASHIA SS18

Toujours en Géorgie vous trouverez JANASHIA. Du nom une fois encore de sa créatrice, Gvantsa Janashia qui s’est officiellement lancée en 2015 sous son propre nom. La marque revisite les codes de l’élégance de cocktail ou de bureau, des endroits aux codes bien quadrillés dont on retrouve certains éléments (la fameuse chemise blanche, le costume, la robe de cocktail) complètement modernisés. JANASHIA met au coeur de son projet le caractère immédiatement portable de ses pièces. Contrairement aux deux autres exemples, elle ne renonce pas aux détails, (des petites chaines aux broches) pour une pureté lisse.

On peut également citer Atelier Kikala pour ses visuels ensoleillés en phosphorescent et apporter une touche de futurisme dans une scène quand même bien inspirée par la froideur soviétique. 

Lera Abova for MISBHV Campaign S19

Un peu plus haut en Pologne, c’est un tout autre esprit qui apparait avec la marque MISBHV. Distinguée en deux lignes éditoriales assez opposées, entre les longues robes en surimpression et en transparence et une branche sport à même les corps. Natalia Maczek s’inscrit sous le pseudonyme de MISBHV à l’age de 19 ans en commençant par la customisation de tee-shirts pour ses amis avec les codes de la culture populaire. La marque se revendique comme unisexe, alliant le streetwear voire le techwear à l’utilisation des matériaux de pointe et une fabrication artisanale. L’identité polonaise bien revendiquée par toute une gamme de chemises ou hoodies aux larges inscriptions Polish Jazz vient faire écho avec la dimension européenne des cyclistes Eurorave ou de leurs campagnes lors des élections européennes. Bien loin de l’undergound des rues de Varsovie, la marque est aujourd’hui arborée par des personnalités telles qu’A$AP Rocky, Rihanna ou encore Kylie Jenner. Là encore bien loin des prix de la haute couture, Natalia Maczek a su cibler une jeunesse européenne à la pointe de la hype mais en sneakers (notamment via une collaboration avec Reebok), celle qui varie entre la cold wave et toutes les références mainstream notamment du rap game, celle qui se niche dans l’internet comme si elle avait grandi avec, celle qui ne voit plus très bien les frontières entre les états de toute façon.

Bevza SS19

A Kiev, Svetlana Bevza a fondé sa marque à son nom, Bevza. S’inscrivant dans une lignée beaucoup plus traditionnelle de l’élégance, le label a pour concept principal The White Dress Concept en opposition à l’idée selon laquelle chaque femme devrait avoir une petite robe noire dans sa garde-robe. Les blancs, satinés comme scratchés, brodés s’accumulent donc dans un sens du sur mesure assez impressionnant. A côté de cette pièce si traditionnelle, Bevza s’inspire aussi très largement des styles ukrainiens des années 90s. Des épaules exagérées au larges ceintures, les longues jupes fendues viennent dessiner une silhouette des plus féminine et élégante. Pour Svetlana Bevza, le blanc est « the most honest Color » et de fait, il se dégage une certaine pureté à la vue des pièces ou des visuels de la marque. Après avoir reçu quelques awards et fait un coup d’éclat à la Fashion Week de New York, la saison 2019 semble confirmer l’ascension de Bevza puisque son show see-now-buy-now semble avoir été un franc succès.

Litkovskaya SS18-19

Litkovskaya se concentre elle sur les cotons et le jeans comme matériaux phares. Dans un dialogue assez évident entre le masculin et le féminin, Lilia Litkovskaya propose depuis 2009 des collections qui ont tout de revendications. Des épaules élargies, des dentelles ceinturées de cuir, des drapés et du jeans déchiré, brodé dans tous les sens, tout est portable mais tout doit être assumé. Il y a quelque chose de très sculptural dans les silhouettes de la marque, une certaine stature émane de ces dernières. Fille de quatre générations de couturiers, la jeune femme a appris a simplifier, a revenir à la dualité des couleurs naturels et à savoir déléguer les détails inutiles sans renoncer à la minutie. Dans les références de la marque pour la saison 2019 on trouve notamment Un homme et une femme de Claude Lelouch ou encore Rodin, et de fait, la culture française ou du moins l’élégance « à la française » telle qu’elle continue de s’exporter au-delà des frontières est assez présente dans sa vision de la mode et de la femme. Les vestes de costume trop larges viennent habiller une résille des plus féminine, une corset en cuir vient raffermir une blouse trop large et trop sérieuse, tout est pensé comme dans un mécanisme ayant pour finalité l’élégance et le caractère unique de la silhouette. 

Ksenia Schnaider Jean Fur

Kiev toujours, Ksenia Schnaider s’est imposée sur le devant de la scène avec une idée toute simple: le jean asymétrique. L’idée c’est d’une, ne pas trancher entre le slim et le bootcut, de combiner les deux jeans les plus vendus de la marque tout en réutilisant les jeans trouvés sur les grands marchés de Kiev. En 2018 la créatrice avait déjà attiré l’attention avec sa fourrure en jeans, puis il y a eu Bella Hadid, une fois encore, arborant ce fameux jean asymétrique et alors toute la presse spécialisée s’est tournée vers eux. Mais Ksenia Schnaider c’est aussi toute une collection aux survêtements aux empiècements néons, des ensembles « néo streetwear » avec un penchant certain pour le digital, des jeans déstructurés, empilés, découpés et aucune retenue sur le logotype. Le duo à la tête de la marque, Ksenia et Anton Schnaider assume tout à fait l’ironie voire l’absurdité de certaines de leurs pièces, revendiquant ce droit à innover tout en en rigolant. De fait, c’est bien cette légèreté, l’absence de prise au sérieux et l’audace qui font aujourd’hui le succès populaire de la marque et sa position parmi des célébrités de premier rang.

Toutes ces marques, tous ces jeunes hommes, toutes ces jeunes femmes créent plus ou moins avec leurs propres savoirs faire, leurs propres moyens, leurs propres matériel ou avec un sens de la communauté assez exclusif aux pays de l’est. Ils arrivent à proposer des prix qui restent abordables, malgré leurs succès populaires ou médiatiques, malgré leur présence sur les sites les plus prestigieux comme Farfetch, Net-à-Porter ou encore Leclaireur Sevigné à Paris, CHAOS à Tbilissi. On aurait aussi pu citer Lake Studio, Zuzanna Kwapisz, Tatuna Nikolaishvili ou encore le site Notjustalabel qui répertorie tous les petits designers aux quatre coins de l’Europe entrain de coudre le futur de la mode. Il y a cependant un certain nombre de ces créateurs qui après quelques coups d’éclat ne trouvent pas la stabilité économique de continuer, Nicolas Gregorian par exemple qui a cessé ses activités après sa saison 2018. 

L’Europe bouillonne de tous les côtés, il n’y a aucun doute sur le fait que la scène créative serbe, estonienne ou encore grecque est d’une richesse absolue, d’une vivacité sans pareille. Il serait temps de regarder un peu plus à l’est, plus loin que l’Allemagne ou la Hongrie que l’on visite en weekend de trois jours. Le nouveau monde est bien dans le vieux.